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lui ; son activité est tout intime, rarement apparente, plus rarement parleuse, démonstrative, inutile. Nous disons du bourgeois en ce pays qu’il est lourd, du savant qu’il ne sait pas animer ses ouvrages. Des hommes qui se suffisent à eux-mêmes n’ont aucune idée de la vie du monde telle que nous l’entendons ; leurs réunions de société, quand les arts ou les lettres n’en font pas l’objet, sont de simples repos où un Français ne peut trouver que l’ennui. Les relations de visite, la conversation pour le plaisir de causer, n’ont pas de sens à leurs yeux ; ils peuvent s’y soumettre par convenance, ils n’y éprouvent aucun plaisir. Le pays qu’ils habitent, les habitudes, le milieu où ils sont placés, leur importent moins qu’à nous ; avec quelle facilité n’émigrent-ils pas en Europe, en Amérique ? Par contre, les sentimens qui touchent à leur vie intérieure, l’amour de la famille par exemple, sont très développés chez eux. La famille de l’homme, c’est encore l’homme lui-même. L’individu en Allemagne s’isole aisément ; par la même raison, il s’absorbe sans regret et d’instinct dans de longs travaux souvent arides. Les Allemands ont le privilège de certaines œuvres qui nous semblent demander une patience surhumaine ; nous sommes trop sollicités par les choses du dehors, trop habitués à la variété et au mouvement, pour croire jamais nos forces à la hauteur de pareilles tâches. Les bénédictins d’autrefois ne connaissaient pas non plus les attraits de la vie extérieure ; ils étaient renfermés dans une cellule, comme l’Allemand est renfermé en lui-même. Dans cet isolement, il est difficile de se rendre compte de la valeur relative des choses ; de là parfois des efforts immenses pour un but qui ne les mérite pas. Faute de ce tact que donne la variété des occupations, et qui est le fruit de l’expérience, il est à craindre que ce laborieux érudit ne sache pas choisir entre les matériaux qu’il recueille. Comme il n’a pas l’habitude de s’adresser aux autres, la clarté et la méthode, qualités surtout objectives, ne lui sont pas apparues tout d’abord comme nécessaires ; il n’a du reste ni dextérité, ni aisance : il sera donc confus et obscur sans scrupule, et bientôt par habitude. En revanche, personne plus que lui ne saura tout revoir, examiner sans cesse une question. Dans l’ordre moral, cette disposition d’esprit mène facilement à l’individualisme : le cercle où vit le cœur est plus ou moins restreint, il ne s’élargit que rarement et dans des conditions très particulières.

L’Allemagne a été le pays de la division politique par excellence ; chacun chez soi, telle fut longtemps sa devise. La géographie et les circonstances historiques y ont été pour beaucoup ; mais cette division à l’infini, était dans la nature de la race. Le temps a fait naître l’idée de l’unité ; l’individualisme allemand s’est transformé. Les petits états étaient trop faibles, un empire puissant a paru