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homme eut à se plaindre de son pays, ce fut celui-là ; si jamais la France parut perdue, ce fut dans ces jours sinistres. Voici cependant comment s’exprimait le condamné dans son testament :

« Mes fils, mes chers enfans, si je péris, cette injustice vous accablera de douleur. Vous connaissez ma conduite politique et mes sacrifices ; eh bien ! imitez votre père : aimez-la toujours (la patrie). Étouffez, à l’approche du danger qu’elle court, le cri de la nature. Ne vous en prenez pas à la patrie du tort de quelques scélérats qui auront immolé votre père. Vengez-moi en continuant à la défendre avec la plus intrépide bravoure. Il m’eût été doux de vous embrasser encore avant de subir le sort qui m’attend. Tous deux devant l’ennemi, je sacrifie à l’obligation où vous êtes de combattre le désir ardent que j’ai de vous appeler auprès de moi. Je vous serre de toutes mes forces contre mon cœur. Ayez soin de votre mère : remplacez-moi auprès de votre petit frère, et acquittez-nous envers la courageuse amie qui tient lieu de mère à cet enfant né dans le sein du malheur. »

Dans toute sa correspondance avec sa femme, on trouve cette foi et ce patriotisme ; Dietrich appelle la mort, mais il ne désespère ni de la patrie, ni de la liberté. Si malheureuse que soit la France, il croit à ses destinées ; les moindres victoires lui font oublier le long supplice que cette France lui impose. Quelques jours avant de monter sur l’échafaud, il écrit encore à sa femme :

« Les bonnes nouvelles de Dunkerque nous dédommagent un peu de la perfidie des Toulonnais, qui ne tarderont pas, je l’espère, de recevoir leur juste châtiment…..

« Que ma patrie jouisse bientôt, à l’abri d’une bonne constitution, de toute la félicité qu’on doit attendre des principes d’égalité sainement appliqués, et d’une liberté sans licence. Tels sont les derniers souhaits d’un homme qu’on sacrifie comme traître et rebelle à la France. Je vous quitte, mes chers parens, ma femme, mes enfans, mes amis, en faisant les vœux les plus ardens pour que le terme de mes jours soit celui de vos peines. Qu’un bonheur sans nuages efface jusqu’au souvenir des chagrins que je vous ai causés. Adieu, je me jette pour la dernière fois dans vos bras. »

Tel était un Alsacien du siècle dernier ; quel patriote français eût parlé un langage plus noble, plus généreux ? La patrie de Dietrich n’a pas oublié cette grande tradition : l’affection qu’elle nous témoigne est notre honneur ; elle nous consolerait mille fois de tous les procédés de la propagande prussienne, si d’aussi tristes attaques pouvaient nous atteindre.

Albert Dumont.