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rable et saisissant, et cependant le récit du chroniqueur de Liège, où l’imagination a grande part, pâlit devant la relation plus conforme à la vérité d’une chronique récemment découverte. Abandonné de ses gens en déroute, Godefroi, s’étant retranché dans un clos bordé de tous côtés par de grandes haies d’épines, avait mis pied à terre, et attendait l’ennemi, résolu à vendre chèrement sa vie. Les Français firent le tour de l’enclos, et profitèrent d’un endroit où la haie était moins épaisse pour y pénétrer. En les voyant déboucher, d’Harcourt fit le signe de la croix. « Aujourd’huy, dit-il, en suaire d’armes sera mon corps enseveli. Doux Dieu Jésus-Christ, je vais mourir en me défendant et en vengeant la mort dont sans raison l’on a fait vilainement mourir ceux de mon sang. » Puis il s’adossa contre un arbre, et, serrant sa lance dans ses bras : « Adieu, s’écria-t-il, adieu Jésus-Christ, je te remercie de l’hounourable trépas que tu m’envoies. » Les chevaliers français qui étaient rangés en bataille devant lui, Robert de Clermont en tête, lui criaient de se rendre. Il leur répondit : « Par l’âme d’Alix, ma mère, jamais le duc de Normandie ne me tiendra vivant. » On vit alors, dit la chronique, se précipiter sur lui huit bidaus et plusieurs archers. Godefroi reçut le choc sans sourciller. Il se défendit même de sa bésague avec tant de vigueur qu’il blessa grièvement plusieurs des assaillans ; mais deux hommes d’armes montèrent sur leurs coursiers, et, abaissant leurs lances, s’en vinrent tous d’une empainte sur Godefroi, et lui portèrent, tous deux, un tel coup qu’ils le couchèrent par terre. « Quand il fut cheus, dit Froissait, onques puis ne se put relever, Lors s’avancèrent aucuns hommes d’armes atout longues épées de guerre, qu’ils lui enfilèrent par-dessous le corps, et la tuèrent là sur place. » Ainsi périt ce redouté chef de guerre qui avait ouvert la Normandie à l’Angleterre, et maintenu Charles de Navarre en sa comté d’Évreux malgré tous les efforts du roi de France ; ainsi finit l’un des plus déterminés ennemis des Valois. En d’autres temps, la défaite de Godefroi de Harcourt eût marqué comme une heureuse fortune et la compensation d’autres calamités ; mais à l’heure où s’accomplit ce fait d’armes, il passa comme inaperçu, noyé dans les préoccupations générales.

Les dispositions suspectes que le dauphin rencontrait à Paris firent avorter les négociations pour la paix que le cardinal de Périgord rouvrit aussitôt après la bataille de Poitiers. À ce moment, peut-être une forte rançon en argent comptant pour le roi captif et quelques concessions territoriales eussent satisfait les Anglais. C’est ce que donne à croire le discours du Prince Noir au roi Jean, le soir même de la bataille, si toutefois on peut s’en rapporter en ce point à Froissart ; mais de l’argent on n’en avait plus, et per-