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la bataille de Poitiers. Villani a déjà répété de mauvais bruits à ce sujet ; mais il était en ce point mal informé[1]. Aucun document de source française n’autorise la rumeur portée en Italie. Personne en France n’a soupçonné cette lâcheté. Le moine de Saint-Denis, qui n’épargne personne à propos de Poitiers, dépose du contraire. « De ladite besoigne, dit-il, l’en fist retraire le duc de Normandie, ainsné du roy, le duc d’Anjou, etc., » et une curieuse lettre du comte d’Armagnac, dont un fragment a été publié par l’érudit M. Lacabane, prouve qu’ils s’éloignèrent du champ de bataille par l’ordre exprès du roi Jean[2]. Il n’est pas permis aujourd’hui d’accuser le duc de Normandie de couardise en cette affaire, et ce qui prouve que telle fut l’opinion des contemporains, c’est la réception qui fut faite au dauphin arrivant le 29 septembre 1356 de Poitiers à Paris, déjà travaillé par l’opposition bourgeoise. Ici le témoin populaire, le frondeur monacal qui a continué Nangis, est un témoin non suspect d’affection. Or, d’après lui, Mgr  Charles, duc de Normandie, ne s’est retiré de la bataille qu’après la capture du roi son père[3], et, après s’être arrêté à Poitiers, il est revenu à Paris, où il a trouvé un deuil universel, et a été reçu avec beaucoup d’honneur, car le peuple espérait en lui pour la délivrance du roi et le salut du royaume : dolentibus omnibus, honorifice receptus est. Considerabat enim plebs tola quod per ipsius (Caroli) auxilium pater rêverteretur, et tota patria salvaretur[4]. La conduite et la réputation du dauphin étaient donc intactes aux yeux des Parisiens. De mauvais et probablement injustes bruits couraient sur la chevalerie, et le moine de Saint-Denis ne s’en gêne pas ; mais, pour le dauphin, personne ne l’incriminait ; M. de Sismondi est notoirement partial à son égard. Il ne lui manquait que l’expérience et l’autorité. Là était la faiblesse de sa position personnelle, et la difficulté de la situation politique. Il dut acquérir l’un et l’autre à ses dépens. Jamais jeune prince ne s’était trouvé en un pas si critique. Nous allons voir avec quel sens il s’en tira et le mérite en revient bien à lui seul, car l’émeute l’isola bientôt violemment de tout conseil. S’il parut d’abord accablé d’un poids que le sort lui imposait si prématurément, il ne tarda pas à se montrer à la hauteur d’une si grande charge.

Le désordre et la confusion régnaient partout. À tort ou à raison, la noblesse était décriée dans l’opinion publique. Les amis de Charles de Navarre relevaient la tête à Paris et renouaient leurs

  1. Secousse l’a déjà remarqué, Histoire de Charles le Mauvais, I, p. 135.
  2. Voyez l’article Charles V du Dictionnaire de la Conversation. M. Michelet a connu cet article, qu’il indique même avec éloge.
  3. Voyez p. 240, t. II, de l’édit. de Nangis, de M. Géraud.
  4. Cont. Nangis, ibid., p. 242. Cf. Secousse, loc. cit., p. 104.