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des ondulations noires parmi les champs. Çà et là, des hommes isolés couraient. Des masses profondes s’avançaient au loin. — Ça, c’est l’infanterie, me dit mon voisin, qui savourait ma pipe... Ces gueux-là en ont des tas. — Il s’interrompit pour m’emprunter une pincée de tabac, et, allongeant le bras dans la direction d’un hameau : — Cette poussière qui roule tout là-bas, c’est des uhlans... Plus on en tue, plus il y en a.

J’étais sur mon rempart comme dans une stalle d’orchestre; mais les drames militaires que j’avais vus au théâtre ne m’avaient donné qu’une médiocre idée du spectacle terrible dont les scènes se déroulaient sous mes yeux : je ne comptais plus les cadavres épars dans les champs. Quelque chose qui se passait à ma gauche me fit tout à coup me relever à demi. Sur un plateau qui s’étend au-dessus de Sedan, et qui fait face à la Belgique, un régiment de cuirassiers lancé au galop exécutait une charge. Les rayons du soleil frappaient leur masse éclatante. Les cuirasses semblaient en flammes : c’était comme une nappe d’éclairs qui courait. On voyait leurs sabres étinceler parmi les casques. L’avalanche des escadrons tombait sur les lignes noires de l’infanterie bavaroise, lorsque les batteries prussiennes aperçurent nos cuirassiers. Soudain le vol des obus qui battait le rempart passa avec un bruit strident au-dessus de nos têtes, et tourbillonna sur le plateau. Je vis des rangs s’ouvrir et des chevaux tomber. Je sentais mon cœur battre à m’étouffer. Il arrive souvent que les émotions n’atteignent pas au niveau de ce qu’on espérait ou redoutait; mais au milieu de ce bruit formidable, en présence de ces fourmilières d’hommes qui marchaient dans le sang, celles qui m’agitaient dépassaient en violence tout ce que j’avais pu supposer.

Pendant toute la matinée, on avait cru dans Sedan que nous étions vainqueurs; c’était moins cependant une croyance qu’un espoir. Quelques officiers essayèrent même de relever le moral des soldats par des récits fantastiques. — Courage, mes enfans, disaient-ils, Bazaine arrive! Hélas! ce ne fut point Bazaine, mais un nouveau Blücher avec 100,000 hommes encore. Vers midi, le bruit se répandit parmi les groupes que l’armée prussienne, augmentée subitement d’un gros renfort de troupes fraîches, avait pris l’offensive, et que les nôtres, fatigués d’une lutte inégale, battaient en retraite. A deux heures à peu près, la débandade commença. Du sommet du rempart, où j’étais toujours placé avec les autres zouaves de mon détachement, j’assistais à cette retraite, qui prenait de minute en minute l’aspect d’une déroute. Les régimens que j’apercevais au loin flottaient indécis. Les rangs étaient confondus; plus d’ordre. Dans cette foule, les projectiles faisaient des trouées. Des bataillons s’effondraient ou s’émiettaient. Je ne perdais pas l’occasion de faire