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cette littérature satanique tombant sur des populations ignorantes et nerveuses comme la nôtre. Il y a dans cette race une incroyable faculté d’application du mal; à peine a-t-il germé dans quelques cerveaux malsains, déjà il fait effort pour se réaliser au dehors. Chez les autres peuples, jusqu’à présent du moins, il peut rester indéfiniment à l’état de théorie, dans une sphère d’idéalité perverse; chez nous, dès que la contagion nous a gagnés, il cherche une issue, une application immédiate, et la trouve presque toujours. Ces paradoxes venimeux et cruels, ces insultes odieuses, cette diffamation enragée, c’étaient pour les chercheurs de succès quelques louis dans leur bourse, un peu d’encre sur du papier blanc; mais cette encre devenait le lendemain du sang sur le pavé des rues; après-demain, c’était un flot de pétrole dans nos maisons. L’idée mauvaise, le blasphème social se change aussitôt en poignard, en torche incendiaire aux mains de la foule. On dirait que dans le tempérament français la vibration nerveuse produite par une image d’orgie ou de sang qui passe dans le cerveau a son contre-coup immédiat dans une contraction musculaire qui lance le crime. Dans les temps profondément troublés, il n’y a pas d’intervalle sensible entre ces deux phénomènes.

La moralité de cette étude, ce sont les événemens eux-mêmes qui se sont chargés de la dégager. Une des conditions les plus essentielles de cette régénération de la France à laquelle tout le monde aspire, plus essentielle même que la forme des institutions qui doivent nous régir, c’est que la littérature et la presse se reconstituent par le sérieux de la pensée, par le travail, par la dignité de la vie, par le respect réciproque des écrivains entre eux et surtout par le respect absolu des idées; mais pour cela il faut évidemment qu’il n’y ait plus de confusion possible entre les idées saines, libérales, qui représentent la civilisation par la liberté et la justice, et les idées fausses, antisociales, qui représentent le retour à la barbarie par l’arbitraire, la violence et le crime. Pour cela enfin, il faut bien se garder à l’avenir d’idéaliser sous les mots charmans de fantaisie, de vie indépendante et d’art libre, ces désordres de mœurs et de cerveau, ces passions malsaines qui ont jeté hors de leurs voies et perdu sans retour plus d’un talent que la nature avait créé pour faire des vaudevilles ou des paysages et non des révolutions.


E. CARO.