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Pour moi, une circonstance particulière m’attirait vers la marine. J’avais pour ami à l’école le fils d’un officier supérieur de la flotte. Il m’avait bien souvent parlé de la vie des matelots, de leur rude, mais bonne nature, de leur discipline, de leur courage, de leur dévouement à leurs chefs, et je les aimais déjà. Il était question en ce moment de faire venir à Paris un certain nombre de marins destinés à occuper les forts. Je me décidai à m’engager dans les fusiliers de la marine, et le 14 août au soir, muni de ma feuille de route, je partais pour le port de Brest. J’y arrivai le 15 août, et je pus dans la soirée assister au départ d’un bataillon de fusiliers-marins qu’on dirigeait sur Paris. Ils venaient de Pontanezen, caserne située à 3 ou 4 kilomètres de la ville. Parens, amis, se pressaient derrière eux ; la foule les acclamait au passage, et, quoique les cœurs fussent bien tristes, les chants, les railleries, les bons mots, se croisaient de toutes parts dans une langue inconnue pour moi. La bonne tenue de ces hommes, leur air martial et décidé, me fortifièrent dans la résolution que j’avais prise de servir avec eux ; mais mon inexpérience des choses militaires était déjà un premier obstacle : je n’ai jamais été chasseur, et c’est tout au plus si avant la guerre j’avais tiré dans ma vie une douzaine de coups de fusil. Or les fusiliers sont un corps d’élite ; destinés à former dans les colonies des compagnies de débarquement, ils ont reçu une éducation spéciale, et peuvent presque au même titre servir de soldats ou de matelots : la plupart de ceux que j’ai connus avaient fait campagne au Mexique, en Chine, en Cochinchine. Aussi, quand j’exprimai au bureau d’armement le désir de faire partie des fusiliers-marins, on me répondit que ce que je demandais là était chose impossible, qu’on n’envoyait à Paris que des rappelés, d’anciens serviteurs, que ma place m’était assignée d’avance, que j’allais être embarqué comme tous les autres engagés volontaires à bord de la Bretagne, sorte de vaisseau-école, où l’on m’initierait pendant un an à tous les secrets du métier, tels que laver le pont, carguer les voiles et manier la rame ; de là, si je persistais dans ma résolution, je serais envoyé à Lorient pour y apprendre le maniement d’armes et mériter par dix mois d’exercices assidus le brevet de fusilier. En vain m’écriai-je que j’étais venu pour me battre et non pour laver le pont d’un navire, qu’avec du courage et de la bonne volonté on apprend à tenir un fusil en trois jours, et que je n’avais pas besoin de passer sur un vaisseau-école pour détester cordialement les Prussiens. Les règlemens me donnaient tort. D’autre part, personne ne comprenait ou ne voulait comprendre les motifs qui m’avaient fait entrer au service ; on se raillait bien fort de ce qu’on appelait une folie, un coup de tête, et, comme s’il se fût agi d’un engagement ordinaire, plus d’un