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vaisseaux de la Mer-Noire. La Russie a profité de la leçon. Nous ne la trouverons plus en arrière d’aucune idée nouvelle ; mais, chose singulière à dire, si elle s’est laissé attarder dans une circonstance aussi grave, si elle a montré un attachement presque aveugle à l’ancien ordre de choses, c’est que la fortune lui avait donné, — qu’on me passe le mot, — un empereur trop marin. L’empereur Nicolas avait voulu que la flotte russe, dans laquelle il mettait son espoir, se formât sous ses yeux. Il assistait à ses évolutions, prenait un intérêt particulier à ses exercices. Il s’était à ce jeu imbu de tous les préjugés des vieux officiers contre la marine à vapeur. Quand la guerre éclata, il reconnut, mais trop tard, la faute qu’il avait commise. L’histoire est remplie d’erreurs semblables : chaque progrès méconnu s’est vengé en changeant la face du monde.

Ce ne fut point cependant sans quelque émotion que les deux puissances coalisées s’aperçurent aux premiers symptômes de guerre de l’avance importante que la Russie avait su se ménager. L’Angleterre toutefois ne crut pas devoir en cette conjoncture recourir au suprême expédient de la presse ; elle se contenta d’activer par des primes plus élevées les engagemens volontaires. La France fit appel aux ressources de l’inscription maritime. Ces ressources dépassèrent toutes les espérances. On avait épuisé pour armer déjà deux escadres les dépôts établis dans nos cinq ports militaires. Les grandes pêches venaient de quitter les ports de commerce, emmenant au loin plus de 12,000 marins. Comment arriver à former les équipages de la troisième escadre promise à l’empereur, promise à l’Angleterre, qui comptait sur son concours ? La pêche côtière et le cabotage firent les frais du nouvel armement. On prescrivit la levée des marins qui avaient accompli une première et même une seconde période de service. En quelques jours, les équipages demandés furent au complet ; ils ne furent pas seulement au complet, ils furent admirables, entièrement composés d’hommes robustes, aguerris, et dès le premier jour prêts à faire campagne. Un embarquement de trois ans au moins sur les bâtimens de l’état les avait façonnés aux diverses fonctions qu’ils allaient être appelés à remplir. Toute médaille malheureusement a son revers. Pendant que les ports de guerre se réjouissaient, la consternation régnait dans les ports de commerce. Un long cri de deuil et de désespoir avait accueilli sur tout le littoral les ordres du ministre. C’étaient pour la plupart des pères de famille, des patrons de pêche que cette brusque levée venait de ravir à leurs travaux, et dont l’industrie se trouvait ainsi compromise. Le souvenir de cette année néfaste ne s’est pas encore effacé. Le succès obtenu a donc été payé bien cher, puisqu’il a pu attirer sur la grande institution qui venait de manifester sa puissance d’une façon si éclatante