Page:Revue des Deux Mondes - 1871 - tome 94.djvu/314

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

de dégarnir la Bessarabie, c’était dans cette province qu’il fallait nous attendre et se renforcer. Malgré toutes ses instances, le prince Mentchikof dut rester en Crimée avec 23,000 hommes d’infanterie, 1,200 sabres et 36 pièces de campagne. Ce ne fut qu’au dernier moment qu’on lui envoya quelques bataillons détachés de l’armée du Caucase.

Il faut s’être trouvé à Varna au mois d’août 1854, avoir assisté aux péripéties des conseils qui se tinrent à cette époque, pour bien comprendre l’énergie de la détermination qui jeta notre armée sur la terre lointaine où elle ne pouvait espérer de salut que dans la victoire. Il faut surtout se rappeler au milieu de quelles circonstances cette grave résolution fut prise. En arrivant sur la rade de Baltchick, nous y avions appris la reconnaissance désastreuse de la Dobrutscha. Le choléra était dans l’armée. Quelques jours après, il s’abattait sur la flotte ; jamais épidémie ne fut plus foudroyante. On eût dit que l’air qui nous entourait avait cessé d’être respirable. Les escadres se hâtèrent de quitter la rade pestilentielle ; la plupart des vaisseaux cherchèrent au large une atmosphère plus pure. Nous préférâmes aller déposer nos nombreux malades sous des tentes que nous dressâmes dans la plaine de Varna. À bord de quelques navires, le choléra avait passé à l’état chronique, chaque jour il désignait et emportait deux ou trois victimes. Sur le Montebello, il balaya d’un coup d’aile tout ce qu’il avait marqué pour la destruction : deux cents hommes sur onze cents périrent en quatre jours ; nous pûmes alors reprendre en quelque sorte haleine, et nous nous comptâmes, étonnés de nous retrouver encore si nombreux. L’admirable sérénité de notre chef, sa gaîté communicative, eurent bientôt ramené la confiance parmi nous.

L’orage qui avait fondu sur les flottes s’était à peine dissipé que déjà les préparatifs de l’expédition reprenaient leur cours. J’aimerais à raconter avec quelle entente et quelle activité ces préparatifs si importans ont été conduits ; mais je veux éviter de me perdre dans de trop minutieux détails. Ce serait d’ailleurs la tâche du chef d’état-major de l’escadre de la Méditerranée plutôt que la mienne. L’honneur d’avoir débarqué l’armée du maréchal Saint-Arnaud en Crimée appartient tout entier à l’amiral dont le pavillon flottait à bord de la Ville-de-Paris. L’amiral Hamelin commandait en chef les deux escadres qui formèrent l’armée navale de la Mer-Noire. Le commandement en chef crée seul la responsabilité. Jusqu’au mois de décembre 1854, nous n’avons été que des subordonnés dévoués. Notre rôle indépendant commence avec les mauvais jours. À l’escadre de la Méditerranée le débarquement triomphant d’Old-Fort ! À l’escadre de l’Océan les longues épreuves de Kamiesh.