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coutumé. Il prélevait sa dîme sur nos renforts. Il y avait comme un acclimatement nécessaire pour tous les corps qui débarquaient à Kamiesh. Lorsqu’on était acclimaté, lorsqu’on avait payé sa dette au fléau et sa part au canon, on se trouvait ramené par une pente insensible au niveau des premiers occupans : on désirait la paix, on la désirait pour jouir des honneurs obtenus et du doux souvenir des dangers bravés ; on la désirait surtout parce qu’on n’entrevoyait pas la fin du siège. Quelques âmes fortement trempées réagissaient seules contre cette tendance. Chez certains officiers, le sentiment religieux avait pris une teinte résignée et mystique ; le découragement ne pouvait les atteindre. D’autres puisaient leur énergie dans une sorte de fermentation guerrière. Militaires par tempérament, ils ne songeaient qu’au bonheur d’avoir échangé pour ces glorieux périls le service monotone des garnisons. Quelques-uns, — je les pourrais citer, — relisaient Plutarque ou Virgile. Ils se sentaient instinctivement sur le terrain où germent les grands hommes, les leçons du collège leur revenaient en mémoire, et leur héroïsme se maintenait presque sans effort dans les régions épiques. Tout ce qu’il peut y avoir de noble dans le cœur humain s’exaltait ainsi en face de la mort toujours présente, et cependant le sentiment général eût pu se traduire par ces mots que je trouve inscrits dans un journal du siège à la date du 5 avril : « bruit de paix ; — attente et maladie partout. »

Des conférences diplomatiques s’étaient ouvertes à Vienne. Pour en hâter le résultat, l’ordre arriva de rouvrir le feu et de presser les opérations avec une nouvelle vigueur. Do’nt dream upon the peace, écrivait-on aux généraux anglais. « Ne songez qu’à prendre Sébastopol, » mandait-on aux nôtres. La Russie n’était pas assez humiliée pour qu’on pût lui demander l’abdication de ses espérances ; notre suprématie militaire n’était pas assez affirmée pour que nous pussions nous montrer concilians. Les puissances occidentales ne voulaient pas que tant de sang eût été versé en pure perte, et qu’un arrangement prématuré laissât en question l’existence de l’empire ottoman. Cette ténacité était sage. Il ne faut pas s’engager légèrement dans une guerre ; mais il ne faut pas non plus, au premier incident, brusquer la paix sans trop regarder aux conditions. Les paix hâtivement conclues ne sont que des trêves pendant lesquelles les intérêts égoïstes se consultent et les alliances les plus nécessaires se dissolvent. Cette question des alliances, la politique française l’a généralement négligée ou tenue pour secondaire ; l’Angleterre n’y a jamais été indifférente. L’activité de sa diplomatie nous a presque autant servis pendant la campagne de Crimée que l’intrépidité de ses troupes. Nous lui avons dû l’isole-