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nier moment. L’histoire confirme ainsi les craintes que l’étude de la condition politique des sociétés modernes inspirait à Tocqueville; c’est une raison pour veiller au danger et pour chercher le moyen de le conjurer.


II.

Il ne faut jamais oublier que plusieurs circonstances favorisent aujourd’hui l’établissement de l’absolutisme. Parmi celles-ci, Tocqueville a mis fortement en relief la concentration aux mains du souverain de tous les pouvoirs locaux, administratifs et réglementaires. J’y ajouterai les armées permanentes et les inimitiés de classe à classe.

Celui qui a en main le pouvoir, roi ou président, sera presque toujours tenté de l’étendre. Il est naturel que tout homme cherche à faire sa volonté et à écarter ce qui y résiste. L’un y est porté parce qu’il aime les plaisirs et les richesses, un autre parce qu’il aime la guerre et la gloire, un troisième parce qu’il voudra agrandir son pays ou faire du bien à ses sujets. L’obstacle aux volontés du souverain résidait autrefois dans la faiblesse du pouvoir exécutif et dans la force de résistance des grands feudataires, des provinces, des villes, des corporations. En Amérique, il se trouve d’abord dans l’esprit de la nation, ensuite dans l’extrême division des pouvoirs, répartis entre une foule de conseils locaux et d’administrations indépendantes. Dans les pays constitutionnels d’Europe, il n’existe que dans les assemblées délibérantes qui représentent la nation; mais à côté de ces assemblées se trouve l’armée, dont l’esprit est complètement différent.

Le rôle du parlement consiste dans le contrôle, la critique et l’opposition, celui de l’armée dans l’obéissance. Une chambre qui obéit et ne discute pas est un corps servile qui ne sert à rien qu’à masquer le despotisme. Une armée qui discute et n’obéit pas est un danger public. Ici règne la parole libre, là le commandement sans réplique. Les militaires savent que pour eux il n’y a de succès que si toute l’armée jusque dans ses derniers membres est mue par les ordres d’un chef unique. Comment pourraient-ils apprécier le mécanisme d’une constitution politique où tout pouvoir doit rencontrer un contre-poids, et où l’esprit de résistance a sa place marquée et nécessaire? Aussi voient-ils souvent dans le parlement une source permanente d’anarchie et dans les représentans des bavards malfaisans, tout au moins quand ils discutent le budget de la guerre. Il ne sera jamais fort difficile au souverain de tirer parti de cette opposition naturelle pour se débarrasser d’un parlement qui le gêne,