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Page:Revue des Deux Mondes - 1871 - tome 94.djvu/392

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tendait au jardinage, et possédait un remarquable talent pour confire les prunes à l’eau-de-vie.

Dans tous les concerts, il y a une fausse note, et dans la foule qui s’attache au char des triomphateurs il se glisse d’ordinaire un esprit rebours qui se charge de leur rappeler la fragilité de leur fortune. C’était le frère aîné de M. Mirion, plus connu sous le nom de l’oncle Benjamin, qui remplissait à Mon-Plaisir le rôle de fausse note ou d’avertisseur. Il y faisait de longs et fréquens séjours, et Mme Mirion le comblait de prévenances, le bourrait de sucreries pour adoucir son humeur frondeuse ; mais, bien qu’il fût dans le fond le meilleur homme du monde, il trouvait à redire à tout. Peut-être y avait-il un peu de jalousie dans son fait. Le brave menuisier qui avait donné le jour à MM. Thomas et Benjamin Mirion avait jugé dans sa sagesse que son fils Thomas ne serait jamais un homme d’esprit, et il l’avait retiré de bonne heure du collège pour lui mettre en main le rabot et la varlope. Il avait conçu au contraire la plus haute idée des facultés de Benjamin et n’avait reculé devant aucune dépense pour lui faire suivre ses études. — Le gaillard, disait-il avec complaisance, sera l’aigle, le génie de la famille. — Après avoir fait ses classes avec succès et remporté tous les prix, le génie naissant de Benjamin s’était subitement noué, et tous les soins qu’on avait pris de son éducation n’avaient produit qu’un maître de mathématiques très ordinaire, lequel courait le cachet, gagnant tout juste de quoi joindre les deux bouts, pendant que le borné Thomas, prenant son vol, venait d’inscrire le nom des Mirion dans le livre d’or des millionnaires genevois. Benjamin voulait tout le bien possible à son frère, mais il estimait que la fortune est une sotte qui place mal ses faveurs. — Pourquoi Mon-Plaisir est-il à lui, se disait-il, et pas à moi ? — Il s’endormait sur cette pensée et la retrouvait le matin sous son oreiller, ce qui ne l’empêchait pas de se fâcher tout rouge contre les jaloux qui parlaient légèrement de son frère. — Il a été honnête et habile, leur répondait-il d’un ton bourru. À quoi tient-il que vous ne fassiez comme lui ? — L’oncle Benjamin en usait comme ces mères qui fouaillent leurs enfans, mais n’entendent pas que les autres s’en mêlent.

Il ne passait pas deux heures à Mon-Plaisir sans y décocher quelques lardons qui mortifiaient la susceptible vanité de sa belle-sœur. Comme il avait le coup d’œil géométrique, il trouvait à critiquer l’alignement de ses arbres fruitiers et de ses rosiers ; il soutenait que les murs n’étaient pas d’aplomb, que les losanges des parquets n’étaient pas égaux, et que les escaliers étaient manqués, la hauteur des marches et la largeur du giron n’étaient pas dans la proportion requise. Au besoin, pour justifier son dire, il s’armait du fil