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maîtresse, trop prompte à s’emporter, mais encore un mois de souffrances physiques et morales, sans perspective assurée d’en sortir faute de quelques pièces d’argent, et d’endurer ainsi une situation pire que la plus profonde misère. Un motif bien imprévu d’intérêt se porte aujourd’hui sur l’auteur des Lettres péruviennes. Elle fut sans doute une des victimes des changemens politiques dont la Lorraine eut à souffrir à cette époque. Dans une de ses lettres, elle est sur le point de raconter en détail ses infortunes; mais elle s’arrête court au moment où elle vient de dire que le récit avait fait pleurer Voltaire à chaudes larmes. Quelles sont donc les misères qui le touchèrent si fort? Mme de Grafigny se tait, parce qu’elle écrivait à Devaux, qui ne les connaissait que trop. Les emplois que son mari avait occupés dans l’ancienne cour de Lorraine, quelques allusions obscures à la nouvelle cour, la nécessité de s’éloigner, permettent de supposer que les vicissitudes politiques de son pays n’avaient pas été sans influence sur sa destinée. La pauvre Lorraine avait perdu sa nationalité en passant sous la main de Stanislas. L’année même où commencèrent les pérégrinations de Mme de Grafigny avait vu s’acheminer pour un pays étranger ce qui restait de la maison ducale. Le dernier duc avait troqué son héritage pour un trône et le titre de ses pères pour celui d’empereur-époux de la souveraine d’Autriche. Voltaire a raconté avec éloquence cette première épreuve de notre chère Lorraine qui devait, hélas! la voir renouvelée et bien aggravée cent trente-trois ans plus tard. Mme de Grafigny, lorsqu’elle quitta Nancy, partait pour l’exil. Ajoutons à toutes ces causes de chagrin une blessure qu’elle semble avoir ressentie plus vivement que toutes les autres. Elle avait laissé dans cette ville une affection à laquelle elle se rattachait avec l’énergie d’une passion d’arrière-saison, d’une dernière espérance. Ce Desmarest, dont elle avait tour à tour désiré et redouté la venue à Cirey, rompait avec elle sans retour. Elle avait passé ces deux mois assez pénibles déjà, d’abord privée de sa présence et souvent de ses nouvelles, puis alarmée par la curiosité de Mme Du Châtelet, qui voulait le voir, et ne négligeait rien pour l’appeler. Une lettre comme on ne sait en écrire que lorsqu’on n’aime plus, et surtout lorsqu’on est trop aimé, décida de son sort. Nancy ne la revit point; elle partit pour Paris avec 200 francs, son unique fortune, et la promesse d’une recommandation pour Mme la duchesse de Richelieu. Elle y fut rejointe par une jeune nièce, Mme de Ligneville, d’une famille plus vieille encore et non moins pauvre. C’était l’indigence s’abritant sous l’aile de la pauvreté: cette jeune fille fut plus tard Mme Helvétius.

Les Lettres péruviennes condamnent les mœurs et les coutumes françaises de plus d’une manière. Elles ne ménagent ni les amans ni les maris : les uns sont lâches, déloyaux, sans respect ni fidélité; les autres, prodigues et avares tout à la fois, sacrifient souvent le bien de leurs vic-