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C’est lorsque tout le monde commençait à perdre la tête qu’on le voyait tout à coup retrouver la sienne. Il donnait alors ses ordres avec un sang-froid merveilleux et une habileté peu commune : aussi aimait-il ces périlleux triomphes et prenait-il je ne sais quel malin plaisir à en rechercher l’occasion.

Facile jusqu’à l’excès dans ses relations de service, il savait pourtant se faire obéir ; il fallait même qu’on lui obéît joyeusement : un front soucieux l’eût importuné. Il avait besoin d’être compris à demi-mot ; jamais son humeur n’eût pu s’accommoder de cette soumission exigeante et sournoise qu’on pourrait appeler « l’hypocrisie de la discipline. » Fin et pénétrant sous les dehors d’une extrême bonhomie, il discernait bien vite les dévoûmens sincères. Il se prodiguait pour les récompenser. C’était peu cependant d’avoir acquis des droits à son affection, si l’on n’en avait à son estime. L’intérêt du service a constamment dirigé tous ses choix ; inflexible sur les questions de devoir et d’honneur, il gardait son indulgence pour les offenses qui lui étaient personnelles. Celles-là, on peut dire qu’il avait peine à se les rappeler. Sans souci des horions, il n’avait jamais eu, quand il était jeune, de querelles ; son âge mûr ne connut pas de rancunes. L’amertume est une faiblesse qui fut toujours étrangère à son cœur.

« Cet homme était taillé à l’antique. » Telles furent les paroles que la rumeur publique attribua au souverain informé du grand deuil qui venait d’affliger la marine. Que ce jugement soit vrai ou supposé, on peut dire, sans crainte d’être démenti, qu’il est juste. L’amiral Bruat était un croyant dans un siècle et à un âge où les croyans sont rares. Il aimait la patrie comme un officier de 92, la gloire comme un général de 1806. Ces deux passions inspirèrent tous ses actes et réchauffèrent souvent de leur poésie. Il était railleur ; il n’était pas sceptique. Sa gaîté intrépide n’avait en haine que l’ostentation ; elle s’élevait sans effort jusqu’à l’enthousiasme. S’il eût pu pressentir les honneurs que la patriotique Alsace rendrait un jour à sa mémoire, son âme, qui dut se détacher avec tant de regret de la terre, en aurait été consolée. Le bronze a consacré ses traits ; sa statue s’élève sur une des places de la ville qui lui a donné le jour, à quelques pas de la statue du général Rapp. On a remarqué, non sans raison, que cette prodigalité de bronze et de marbre est un des signes des époques de décadence. Plus les grands hommes deviennent rares, plus on se montre facile à en décerner le titre. Je n’hésiterai pas néanmoins à me porter garant des droits de l’amiral Bruat à l’immortalité. Si le ciel eût prolongé sa vie, nous l’aurions vu mettre au service du pays en danger des facultés dont la gravité des circonstances eût encore accru l’énergie. Le fils du vieux patriote de Colmar et d’Altkirch n’aurait pas voulu laisser