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voies enveloppent l’établissement dans des parcours circulaires, d’où se détachent des rails de service qui pénètrent jusqu’au cœur des ateliers. Peu de spectacles s’emparent plus vivement du regard et le tiennent plus longtemps captivé. Ici, de la bouche des fours sortent des lingots en fusion, livrés dans l’espace à des évolutions mécaniques, et qui suivent la courbe décrite par les grues d’où ils descendent sous les marteaux. Dans les cours, sur les préaux, partout gisent d’autres lingots, les uns refroidis, les autres encore brûlans malgré leur teinte grise, et dont il est prudent d’éviter le contact. Plus loin, ce sont les courses effrénées des locomotives, non-seulement sur les lignes principales, mais encore dans les petits embranchemens qui, des puits de mine, rejoignent tous la grande voie. Çà et là, sur les 40 hectares de terrain que couvrent les ateliers, se dessinent enfin les silhouettes monumentales des hauts-fourneaux et les façades décoratives des halles de travail, pleines de feu et de fumée, de bruit et de mouvement.

Il y a quarante ans, ces lieux n’avaient ni cette vie, ni cet aspect. À l’entrée principale de l’établissement d’Essen se trouvent deux maisons accolées, bien modestes, d’un étage seulement et dont on a fait un bureau pour la paie des ouvriers. C’était le logement de Krupp le père, et, un peu plus loin, la forge où, avec un seul aide, il fabriquait quelques articles d’acier qu’il allait à cheval vendre aux environs. Dans cette maison et dans cette forge, Frédéric Krupp, dès l’âge de quinze ans, devint le compagnon de travail de son père et s’associait à ses recherches, la fonte de l’acier. Le père en avait eu l’instinct, le fils en eut le génie ; mais que de tâtonnemens et d’essais infructueux ! Pas à pas, en pénétrant dans l’usine, on en suit les traces. À peu de distance de la maison de famille, d’anciens ateliers renferment les instrumens, aujourd’hui frappés de désuétude, qui ont commencé la fortune industrielle d’Essen. Ce sont des jeux de martinets ; non pas que les martinets ne fussent depuis longtemps familiers aux forges catalanes, répandues dans les chaînes des Pyrénées ; mais, encouragé par quelques exemples, M. Krupp y apportait deux changemens : il forçait le volume de l’outil et y appliquait la vapeur. Ici les marteaux ne frappent plus à bras d’hommes dans les dimensions et avec la force ordinaires ; d’autres organes mènent à d’autres effets. Le manche en bois est un tronc d’arbre de 8 mètres de long sur 1 mètre de diamètre et cerclé de bagues de fer : soutenu par deux massifs, ce manche s’enfonce dans des têtes de marteau dont le poids varie de 6,000 à 10,000 kilogrammes, qu’un piston à vapeur soulève et laisse retomber dans un mouvement alternatif. C’était, à tout prendre, le premier rudiment du marteau-pilon qui plus tard devait donner à l’industrie du fer de bien autres moyens de puissance.