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Peu d’usines, on le voit, sont en position de mener les grands travaux de forge aussi vite et aussi bien qu’Essen, et il n’en est aucune qui ait poussé aussi loin le luxe des instrumens de précision, c’est presque de la prodigalité. Ces marteaux-pilons, d’une construction si coûteuse et qu’ailleurs on ne voit que par unités ou à un petit nombre d’exemplaires, à Essen sont le meuble presque banal de tout atelier. On en compte plus de cinquante de toutes les grosseurs, depuis 10 tonnes jusqu’à vingt, tous destinés à un service de martelage. Il en est de même des laminoirs, des presses hydrauliques, des machines à dresser, percer, tailler, aléser, tourner, façonner l’acier. Point de détail qui n’ait ses machines, toutes exécutées, quelques-unes inventées dans l’usine. On conçoit l’orgueil du maître quand il passe en revue ce magnifique assortiment et en donne le spectacle à quelques curieux. Parmi ces instrumens, il en est un qui est pour ainsi dire le juge du travail des autres : c’est une machine d’origine anglaise qui sert à essayer les qualités de l’acier quant à la cohésion ; chaque fabrication lui livre un fragment dont on fait un boulon qui est soumis à l’action de la machine. L’épreuve a lieu. La machine mesure la résistance du boulon à l’arrachement, à l’écrasement et à la torsion ; ces différentes résistances sont notées, et M. Krupp connaît ainsi, pièce à pièce, la force du métal qu’il emploie. Il en est de même de la composition chimique et des propriétés des aciers. À chaque fourniture, presque à chaque lingot, on enlève un échantillon qui est attaqué par toute sorte d’agens appropriés, à chaud, à froid, seuls ou en présence d’autres agens neutres ou actifs. On regarde attentivement si les molécules sont assez denses pour résister à l’action des acides, et si quelque fissure ne se trahit pas sous l’influence des réactifs. Point de pièce importante qui ne passe par ce contrôle du laboratoire.

On conçoit qu’un établissement de cet ordre ne marche pas sans que beaucoup d’intelligences y concourent. L’armée dont M. Krupp est le général en chef a des cadres, et des cadres d’élite. Ces fondeurs, forgerons, mécaniciens, potiers, sont sous les ordres d’une cinquantaine d’ingénieurs, de chimistes et d’officiers choisis parmi les plus renommés de l’Allemagne. La division commerciale comprend un même nombre d’employés, sans compter les représentans que la maison Krupp a établis dans les principales villes de l’Europe. Le choix de ces représentans a été pour elle une grande affaire, l’instrument de la notoriété, le nerf de la vente. Avant la période de vogue, elle leur a dû beaucoup : ils poussaient aux essais, répandaient les échantillons, avaient à faire sur un métal peu connu l’éducation d’un public rebelle aux nouveautés. On a calculé que depuis 1827, date des débuts d’Essen, débuts modestes dont à peine