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maître qui s’y entendait : opposer les boulets aux balles, boulets creux ou pleins, et cela en tel nombre et avec un tel redoublement, que la place ne fût plus tenable. C’était en effet ce qui arrivait. Graduellement le feu enragé de ces canons éteignait les feux moins rapides ou moins puissans que nous avions à notre service, et le découragement gagnait les cœurs les plus fermes dans nos régimens mis en coupes réglées. Que faire ? La partie a été vingt fois reprise dans les mêmes conditions, vingt fois elle a été perdue.

Les explications n’ont manqué à aucun de ces échecs ; elles venaient surtout des hommes spéciaux, qui ne consentent jamais à ce qu’il y ait de meilleures armes que les leurs. À les croire, on les bat toujours contre les règles. Pour des hommes sans prévention, il y a pourtant ici ce fait significatif, que l’un des combattans peut employer le boulet à éclats quand l’autre combattant n’emploie que la balle, et que la faculté dont jouit le premier tient à la supériorité de son arme, qui frappe plus loin et part plus vite. Ce sont là en effet les avantages du chargement par la culasse sur le chargement par la bouche : l’augmentation de la portée, la justesse du tir, la force de pénétration. Ajoutons que la manœuvre du chargement en est facilitée et accélérée, que l’emploi de l’écouvillon n’y est pas nécessaire, que dans le tir par embrasures les servans sont mieux couverts pendant le chargement, que l’âme de la pièce est visitée et réparée plus aisément, que la fabrication offre des commodités plus grandes, que les rayures sont plus faciles à obtenir, enfin qu’en cas de surprise le canon est mis hors de service sans qu’il soit besoin de l’enclouer ; il suffit d’emporter le levier ou le coin qui ferme l’obturateur de la culasse. Voilà des motifs pour que ces canons, traités avec soin dans des ateliers de choix, aient raison des canons ordinaires et gardent sur le terrain un rôle prépondérant. C’est ainsi qu’en jugeaient avant la guerre les hommes les plus autorisés, et leur opinion, en quelques points du moins, est bonne à recueillir.

Parmi les cliens d’Essen, l’un des plus anciens et aussi des plus fidèles a été la Russie ; même avant la Prusse elle s’était installée chez M. Krupp comme à demeure, et y avait commandé plusieurs centaines de canons. Elle ne lésinait pas sur le prix, 50, 60 et jusqu’à 120,000 francs la pièce ; elle ne tenait qu’à la qualité. Aussi avait-on choisi pour les recevoir le plus grand connaisseur de l’empire, le général Todleben. On cite un rapport curieux qu’il fit comme président d’une commission d’enquête. Il s’agissait de quatre pièces de canon en acier fondu destinées à un service de mer ; les deux systèmes de chargement par la culasse ou par la bouche y étaient comparés, et voici à quelles conclusions aboutirent la commission et son savant rapporteur. Après le détail des faits, le récit des épreuves, les incidens qui les avaient accompagnées.