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de l’Hindoustan ou comme une madone byzantine ; on ne pouvait introduire auprès d’elle, au moins dans les cérémonies publiques, que des femmes, celles des grands fonctionnaires de l’empire. Dans cette étrange cour de femmes, sorte de harem chrétien, des eunuques faisaient l’office de duègnes ou de chaperons ; mais dans cette solennelle pruderie il y avait une forte dose d’hypocrisie. Au fond, le diable n’y perdait rien, et quand les chroniqueurs byzantins veulent bien se relâcher de leur sèche et ennuyeuse réserve, ils nous laissent entrevoir de piquantes intrigues dont le récit n’eût point déparé le Décaméron. Toutefois cet appareil presque pontifical et monacal en imposait au vulgaire, obligeait l’augusta elle-même à se bien tenir en public. Ce n’était point là une précaution inutile, beaucoup de ces impératrices n’étaient point issues de la fine fleur de la société grecque ; les hasards des révolutions qui amenaient tour à tour sur le trône éphémère tantôt un paysan comme Justin Ier, tantôt un grossier centurion comme Phocas, tantôt un palefrenier comme Michel Ier ou Basile le Grand, mettaient également d’étranges impératrices à la tête de l’aristocratie féminine de Byzance. La femme de Justin Ier était, comme la première Catherine de Russie, une vivandière, celle de Léon Ier une bouchère, celle de Justinien, Théodora, une pantomime, celle de Romain II la fille d’un cabaretier. Parfois des traités d’alliance et de mariage avec les nations étrangères donnaient pour compagne au « maître du monde » quelque femme barbare, une Franque, une Khazare au nez kalmouck et aux yeux bridés, une Bulgare qui faisait son entrée dans la ville éternelle vêtue de peaux mal tannées et traînée sur un lourd et grossier chariot scythique. On vous prenait pourtant cette cabaretière, cette comédienne ou cette barbare, on vous la revêtait de ces draperies presque sacerdotales, on lui posait sur la tête ce vénérable diadème où des reliques et des pierreries se trouvaient enchâssées, on l’asseyait sur un trône d’or gardé dans les trésors du grand Constantin, on l’entourait de matrones et d’eunuques, on l’enfermait dans un rigoureux cérémonial conservé religieusement par cent générations d’impératrices : comment n’en eût-on pas fait une augusta, une chose sainte et sacrée devant laquelle tous les fronts s’inclinaient dans la poussière ?

Dans les idées byzantines, les femmes pouvaient assister aux jeux de l’hippodrome. Elles se passionnaient encore plus que les hommes pour les bleus ou pour les verts. L’impératrice Théodora, femme du législateur Justinien, qui dans sa jeunesse de pantomime et de comédienne, dans la maison de son père, le montreur d’ours Acacius, avait contracté d’ardentes sympathies ou des rancunes de coulisses et de théâtre, poussa la haine contre les verts jusqu’à la cruauté. Toutefois, si on ne pouvait refuser ce divertissement à