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tinien, à propos d’une question de cochers, vit s’élever la tempête qui aurait renversé son trône et sa dynastie sans le courage de cette pantomime dont il avait fait une impératrice. Elle l’arrêta au moment où il mettait déjà le pied sur le vaisseau qui devait l’emporter loin de sa capitale, et avec un geste de reine de théâtre lui rappela que « le plus beau tombeau pour un empereur, c’est son trône. » C’est là que Maurice, à l’approche du centurion Phocas, son assassin futur et son successeur, sentit que le peuple lui échappait, se vit lancer à la face ces épithètes meurtrières d’hérétique et de marciamite, et entendit les cris de mort contre ses amis. C’est là que le tyran Justinien II, fait prisonnier par des révoltés, eut le nez et les oreilles coupés, et c’est là que plus tard, rentré victorieux de l’exil dans sa capitale, il put fouler de son brodequin de pourpre, avant de les envoyer à la mort, la tête de ses ennemis vaincus, tandis que le peuple inconstant chantait : « Tu marcheras sur l’aspic et le basilic ! » C’est là que Michel le Calfate, ayant osé envoyer en exil sa mère adoptive et sa bienfaitrice, celle qui l’avait ramassé pauvre diable sur les chantiers de la Corne-d’Or pour en faire un empereur, fut assailli à coups de flèches et à coups de pierres dans sa tribune impériale et mis à mort. C’est là enfin qu’un autre tyran, Andronic Comnène, fut promené en triomphe sur un chameau galeux, le visage ignominieusement tourné vers la queue de l’animal, tandis que les parens de ses victimes lui arrachaient avec les ongles des lambeaux de chair ; c’est entre deux colonnes du cirque qu’on le pendit, la tête en bas, les yeux crevés, pendant qu’il murmurait lamentablement des miserere mei, Domine, et qu’on lui ouvrit le ventre avec un couteau de boucher. Si l’hippodrome rappelait au peuple de nombreuses victoires sur l’autorité impériale, il lui remettait aussi en mémoire de terribles représailles. Une des portes s’appelait la Nekra, la Porte des morts. Après la grande victoire de Justinien sur les factieux, lorsque les soldats barbares de Mundus et de Bélisaire eurent cerné l’hippodrome et fait une boucherie du peuple sur les gradins, vingt-cinq mille cadavres, pour lesquels on ne savait plus quelle sépulture trouver, furent ensevelis près de cette porte funèbre !

Pour les Byzantins du VIe et du Xe siècle, l’hippodrome était l’asile de leurs dernières libertés, le lieu d’exercice de leurs derniers droits. S’ils n’élisaient plus ni consuls, ni tribuns, ni censeurs, ils choisissaient du moins les cochers dont ils voulaient favoriser le triomphe. Là ils jouissaient vraiment de la liberté de penser, au moins sur les casaques des hénioques ; ils avaient là le droit de réunion le plus étendu, la liberté d’acclamer, d’invectiver, d’applaudir, de huer, la liberté du cirque enfin ; cette liberté avait remplacé toutes les libertés de la Grèce et de Rome. Quel prince eût été