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dèles, vous voyagez librement chez nous, et le sultan va dans votre pays ! » En 1866 à Larisse, Hassam-Pacha m’avait convié à un dîner. Tous les invités, au nombre d’une trentaine, beys, employés des administrations, officiers, portaient le costume de la réforme ; le linge damassé et l’argenterie brillaient sur la table, le vin étincelait dans les carafes de cristal, on eût pu se croire en Europe. C’était le 25 juin, jour de la fête d’Abdul-Aziz. « En attendant qu’on serve, me dit Hassam, il faut que je vous montre la Turquie d’autrefois. » Nous traversons tout le seraï ; à l’autre extrémité, dans une chambre à peine éclairée, nous trouvons cinq Turcs accroupis en silence autour d’une vaste chambre. Ils fumaient sans mot dire : c’étaient le cadi, le mufti et trois mollahs. Ils n’avaient pu refuser de venir à la fête de leur seigneur et maître, ils firent au pacha avec une politesse froide les salamaleks d’usage, mais ne dirent pas un mot ; le lieu où ils se tenaient, leurs turbans verts, leurs longues robes, leur profonde tristesse surtout et le dédain avec lequel ils nous accueillirent, tout cela n’était-il pas la plus éloquente des protestations ? Comment veut-on que ces vénérables antiquités aient quelque sympathie pour notre code ?

Les parties engagées dans un procès n’ont pas la moindre connaissance de nos lois, c’est ce qui augmente la confusion ; il n’y a dans le pays ni avocats ni écoles où ils puissent se former. On trouve à Andrinople quelques jeunes gens qui font le métier de renseigner les plaideurs ; on les appelle d’un mot turc qui signifie les rusés (mousévir). L’indépendance des juges chrétiens est à peu près nulle ; effrayés de la mission dont ils sont chargés, ils ont surtout à cœur de ne pas se faire d’ennemis. Dans une grande ville comme Andrinople, le tribunal ne peut refuser toujours d’accepter le témoignage des chrétiens, les consuls interviennent, menacent, intimident ; mais dans les trois quarts des sandjaks vingt témoins chrétiens ne suffisent pas, si on ne peut en même temps produire un Turc. C’est au point que, si l’affaire à juger s’est passée dans un village où il n’y ait pas de musulmans, le plaignant se voit forcé d’acheter le témoignage du premier Turc venu, qui vient affirmer ce qu’évidemment il ne peut connaître. L’opinion générale veut que tous les juges soient plus ou moins sensibles au bakchich ; « point de bakchich, pas de juge, » dit un proverbe grec. Je sais qu’un voyageur ne peut croire sur ce point tout ce qu’on lui raconte ; cependant les Turcs avouent facilement l’influence des présens sur les tribunaux. La Sublime-Porte dans ses rescrits officiels a fait plusieurs fois des aveux surprenans à cet égard. D’après ce que je vois ici, un procès civil est une affaire qu’il faut arranger à l’amiable ; on visite longuement ses juges, on fait agir tous les moyens d’influence dont on dispose ; la cause n’arrive au tribunal que pour le prononcé de la