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Lysias; il ne dut son salut qu’à sa présence d’esprit. On voit aussi à l’œuvre les brigands sinistres qui prétendaient, comme le dit un peu plus haut l’orateur, « purger la ville des méchans, et ramener à la vertu et à la justice le reste des citoyens. » Pendant que le fugitif voguait vers Mégare, les trente « envoyaient à Polémarque leur ordre accoutumé de boire la ciguë, sans même lui dire la cause pour laquelle il devait mourir, tant il s’en est fallu qu’il fût jugé, et qu’il pût présenter sa défense. » Quand il fut mort, ceux qui venaient de s’enrichir en saisissant tous les biens des deux fils de Képhalos ne permirent même pas aux amis du défunt de prendre chez lui ce qui était nécessaire pour les obsèques; il fallut exposer le pauvre corps sur un lit de louage, et l’envelopper dans un linceul et dans un manteau fournis par la pitié d’étrangers. Un détail montrera jusqu’où avaient été poussées l’avidité et la brutalité des trente et de leurs agens. Quand ce Mélobios, qui a figuré dans le récit de Lysias, entra dans la maison de Polémarque, il aperçut aux oreilles de sa femme des boucles d’oreilles en or : pour ne rien perdre, il se jeta sur elle et les lui arracha.

Réfugié à Mégare, sur la frontière même de l’Attique, Lysias dut bientôt apprendre comment avait péri son frère; on devine de quelle colère le remplit, s’ajoutant à tout ce qu’il avait souffert lui-même, le récit de ces odieuses violences. Aussi s’empressa-t-il de se mettre en rapport avec les exilés qui, sous la direction de l’honnête et vaillant Thrasybule, s’apprêtaient à tenter de délivrer Athènes. La plus grande partie de sa fortune était restée aux mains des tyrans; mais il avait sans doute, comme la plupart de ces riches métèques, des fonds placés à l’étranger : il avait surtout du crédit dans des villes avec lesquelles son père Képhalos avait été pendant de longues années en relations d’affaires. Quoique à demi ruiné, il put donc aider de sa bourse les exilés; il contribua ainsi à équiper et à faire vivre la petite armée qui s’empara d’abord de la forteresse de Phylé, puis du Pirée. Lorsque les trente, abandonnés par Sparte malgré Lysandre, se virent obligés de s’enfuir, et qu’un accord, scellé par une amnistie, fut intervenu entre les citoyens maîtres du Pirée et ceux qui occupaient Athènes, Lysias rentra avec les exilés.

De son ancienne opulence, il ne dut recueillir que de faibles débris ; tous ses biens avaient été pillés par les meurtriers de Polémarque; l’argent, les bijoux, les meubles, avaient été dispersés; les esclaves, dont beaucoup, comme ouvriers de métier, valaient un haut prix, avaient été vendus. La maison et les immeubles avaient été confisqués : il est probable qu’ils lui furent restitués. Juste appréciateur des services rendus, Thrasybule tint même à faire plus pour Lysias, qui n’avait pas seulement, comme tant d’au-