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la professaient et assez de temps pour s’y exercer sous leur direction, elle assurait dans les discussions une supériorité marquée. Sans doute, grâce à des dons de naissance et à l’habitude de fréquenter assemblée et tribunaux, un certain nombre d’Athéniens arrivaient à parler en public sans avoir été élèves des rhéteurs; quelques-uns même, comme Cléon et d’autres démagogues, se faisaient une réputation comme orateurs. Pourtant dès la guerre du Péloponèse c’était là l’exception : les progrès de la rhétorique mettaient trop de différence entre ceux qui avaient étudié la parole comme un art et ceux qui devaient tout à une naturelle facilité d’élocution et à leur expérience. Tout d’ailleurs allait en se développant, en se compliquant : les affaires publiques devenaient plus difficiles à conduire à mesure que s’élargissait l’horizon, les affaires privées étaient de moins en moins simples à mesure que s’accroissait la richesse, que se créaient des intérêts nouveaux; les lois se modifiaient, le nombre ne cessait de s’en augmenter. Depuis qu’Athènes a plus de dépendances extérieures, plus de colonies et de comptoirs, une marine plus florissante, un commerce plus actif, plus de citoyens se trouvent habituellement retenus par leurs occupations et le soin de leur fortune loin de l’agora. Il n’y a jamais eu à Athènes autant de différence qu’il y en avait à Rome et qu’il y en a chez nous entre les gens instruits et aisés et le matelot, l’artisan, le laboureur; cette différence était pourtant déjà bien plus marquée du temps de Lysias que du temps de Solon ou d’Aristide. Ces fêtes de l’esprit qu’offraient à la cité les chefs-d’œuvre de la plastique, les représentations théâtrales, les débats politiques et judiciaires, le petit peuple en avait bien sa part. Il n’était point resté insensible à toutes ces nobles émotions; mais ses progrès ne pouvaient pas se comparer à ceux des riches bourgeois, et ce qui avait encore rompu l’équilibre et altéré la proportion, c’était la grande quantité d’Athéniens qui vers cette époque vivaient d’ordinaire hors d’Athènes, en Eubée, à Lemnos, à Imbros, à Samos et dans d’autres possessions lointaines. Après Périclès, on avait vu naître cette prose savante que les sophistes et Thucydide avaient écrite les premiers, dont s’étaient bientôt servis à la tribune Antiphon, Andocide, Critias, Théramène, Lysias et tant d’autres de leurs contemporains. Cette langue nouvelle avec ses termes abstraits, ses nuances délicates, avec la symétrie et la cadence de ses phrases, on ne pouvait la parler sans en avoir surpris les secrets à l’école d’un maître. Ces jeux de la pensée, cette musique d’une prose soumise à des lois presque aussi sévères que celles de la poésie, étaient devenus pour le peuple une jouissance dont il était avide; ceux qui ne pouvaient la lui fournir perdaient par là presque toute chance de se faire écouter. Comment engager ensuite, désar-