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par degrés, à mesure que le goût changera, et pour en trouver des exemples qui puissent être comparés à ceux que nous offre l’éloquence romaine, il nous faudra descendre jusqu’à la dernière génération des grands orateurs attiques, jusqu’à Lycurgue, Hypéride, Eschine et Démosthène. Au commencement du IVe siècle, de grands mouvemens d’indignation et de colère, d’impétueux élans de douleur ou de haine eussent surpris et choqué dans la bouche des particuliers qui venaient demander justice aux tribunaux; on y aurait soupçonné l’inspiration d’un rhéteur habile à remuer et à troubler l’âme humaine pour lui faire perdre de vue la vérité et la justice. Il faudrait pourtant se garder de croire que la passion manque à cette éloquence; seulement, au lieu d’y éclater à grand bruit, comme elle fait dans Cicéron, elle y reste toujours discrète et contenue. Dans certaines péroraisons de Lysias, la passion, longtemps comprimée, fait enfin explosion; mais c’est l’exception. D’ordinaire elle ne se révèle que par le mouvement de la démonstration, qui s’accélère, — par l’accent, qui devient plus bref, plus âpre, plus mordant, — par quelque brusque apostrophe ou quelque importune question qui va frapper l’adversaire au défaut de lin, cuirasse. L’orateur attique ressemble à ces hommes qui ont à la fois une âme ardente et un masque presque impassible : quand ils sont le plus irrités, ils n’ont ni un geste, ni un mot violent; mais leur teint pâlit, leurs dents se serrent et leur voix prend un timbre sec et dur où s’accuse une colère d’autant plus menaçante qu’elle est refoulée au dedans par la volonté.

Cette étude des conditions spéciales imposées au logographe par les lois et les mœurs athéniennes nous a montré quels dons variés il devait posséder pour être à la hauteur de sa tâche. Il lui faut une expérience, une connaissance des hommes qui l’éclairé tout d’abord sur le caractère, l’esprit et les habitudes du plaideur dont il va prendre le personnage; il lui faut une vive imagination qui le mette pour un temps à la place de son client, qui le fasse entrer dans ses sentimens et ses idées, qui lui représente, comme s’il les avait vus lui-même, tous les événemens qu’il est appelé à raconter. Ce n’est pas tout : il est nécessaire que la main d’un homme du métier ne se trahisse nulle part dans le discours, ni par un ordre trop artificiel et trop raide, ni par un style orné et qui sente l’écrivain, ni par un pathétique qui semblerait une attaque à la conscience des juges. Le rôle de l’avocat athénien était donc autrement difficile à soutenir que celui de l’avocat romain ou français; il y fallait une autre souplesse de talent et les recherches d’un art bien plus délicat et plus raffiné.

Ces rares qualités, qui ne devaient pas souvent se trouver réunies chez un même orateur, Lysias les possède au suprême degré.