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sédait ses magistratures propres, la république fut toujours pesante au peuple, et il n’eut de soulagement à l’antipathie qu’elle lui inspirait que lorsqu’il eut créé l’imperator. Je n’insiste pas sur le caractère à la fois théocratique et oligarchique de la Genève de Calvin. Restent les États-Unis, le grand argument des théoriciens qui voient dans la république la forme naturelle à la démocratie. Je pourrais faire remarquer d’abord que cet exemple, fût-il heureusement choisi, ne détruirait aucun des précédens ; mais il se trouve que cet exemple lui-même confirme l’universelle expérience de l’histoire. Dans les états du sud, jusqu’à nos jours, la république a été une aristocratie aussi véritable qu’il y en ait eu chez aucun peuple, aristocratie d’origine, de fait, de principe et de mœurs. Les états du nord sont démocratiques, mais cette démocratie a eu pour fondement le terrible élément du calvinisme, et qui ne sait ce que cet élément a donné de régularité méthodique et de discipline volontaire au peuple américain? Une seconde cause s’est unie à cette première pour assurer l’avenir de la démocratie du nord : la prédominance exercée pendant deux siècles par les populations rurales aux mœurs simples et fortes sur les populations des villes encore dans leur enfance. Eh bien! malgré des conditions si avantageuses, qui oserait dire que la république aux États-Unis ait traversé toute sa période d’épreuves? Les États-Unis n’ont que quatre-vingts ans d’existence, et qu’est-ce qu’un laps de temps si court dans la vie d’une nation? Ce qui est certain déjà, c’est que la grande république n’est plus ce qu’elle était il y a seulement vingt ans; nous l’avons vue s’altérer sous nos yeux mêmes. Ceux qui vivront dans cinquante ans pourront dire si elle a démenti la loi établie par l’expérience historique, et qui peut se formuler à peu près ainsi : lorsque la république sera la forme politique d’une société de substance démocratique, il arrivera invariablement un de ces deux phénomènes : ou bien la république disciplinera cette société, et alors elle engendrera l’aristocratie, ou bien la substance de cette société fera éclater sa forme, et on verra la démocratie aboutir à la monarchie.

République et démocratie ne sont pas deux termes nécessairement corrélatifs; voilà ce qu’on aurait dû enseigner au peuple, et c’est le contraire qu’on lui a prêché. De cette fatale confusion viennent une grande partie de nos désastres. Le peuple s’est habitué à prononcer avec amour un mot qui exprime précisément toutes les choses dont il ne veut pas chez nous, toutes les choses qui l’indignent et l’effarent, c’est-à-dire le règne de l’individualité humaine, le triomphe légitime des privilégiés de la nature, les droits de l’intelligence et de la science, le jeu libre des influences sociales, le pouvoir inflexible et presque cruel de la loi, en sorte