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lution, le peuple doit arriver à son tour. Parmi les sottises sans nombre dont on a bourré les oreilles du peuple, il n’y en a pas qui ait pénétré dans son cerveau avec plus de force, et qui s’y soit logée avec plus de ténacité. Si par arriver le peuple entendait la conquête de droits politiques, la formule qui l’enivre pourrait se soutenir; mais comme il entend surtout par là la conquête des biens sociaux, l’exercice du pouvoir et les avantages qui en résultent, la prise de possession soudaine d’une vie morale supérieure et des voluptés qui en découlent, il faut bien lui dire qu’il n’y a jamais eu de classe qui soit arrivée dans le sens qu’il donne à ce mot, pas plus les classes moyennes que d’autres. Ce sont les individus qui arrivent à ces avantages sociaux que sous-entend la formule, et non les classes en bloc. Sous ce rapport, le peuple n’a pas à porter envie aux classes moyennes, ces dernières prises en masse n’étant pas et ne pouvant pas être plus avancées que lui. Çà et là, grâce aux étoiles propices, on voit par exemple un teinturier devenir riche; cet homme pourra se dire arrivé, mais tous les teinturiers en bloc resteront comme devant dans la médiocrité de fortune. De temps à autre il se trouve qu’un épicier est un très bel esprit; s’ensuit-il que le corps général des épiciers soit arrivé au bel esprit, puisse y arriver ou ait la prétention d’y arriver? Faut-il au contraire donner à ce mot arriver un sens plus modeste, l’entendre dans le sens de la conquête des droits politiques, de l’égalité sociale, alors le peuple est aussi avancé que les classes moyennes, car il est arrivé à ces biens le même jour qu’elles et à la même heure, et dès lors sa formule reste sans objet. Et puis ce mot de classes moyennes, qui présente un sens dans une société aristocratique, n’en a plus aucun dans une société démocratique, et si on continue à l’employer, c’est plutôt par habitude que pour toute autre cause. Les classes moyennes design nt non une caste, mais une collection numérique d’unités humaines: c’est une expression en quelque sorte arithmétique. Aucun des caractères qui constituent la caste ne distingue cette collection d’individus venus de tous les points de l’horizon, sortis des conditions les plus différentes, divers d’aptitudes et d’inclination, d’inégale éducation, sans mœurs communes, sans liens étroits. Les classes moyennes ne connaissent pas la stabilité, car aucune loi ne leur confère le privilège d’immobiliser les biens qu’elles ont acquis; elles ne connaissent pas davantage la solidarité, chacun est responsable de ses propres actes, s’élève par son mérite, tombe par ses fautes. Parfois on voit un individu se détacher du groupe d’hommes dont il fait partie, parvenir à la richesse, au renom, à l’influence; quelquefois son éclat dure de longues années, d’autres fois il ne fait que briller un instant et disparaît de nouveau