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instamment de ne pas aller plus avant dans l’intérieur. Je lui en demandai la raison, et alors il me montra au milieu de la mosquée un mufti entouré d’une centaine de croyans à l’aspect farouche, auxquels, m’assura-t-il, on prêchait la guerre sainte. Je ne sais par qui la nouvelle de cette prédication furieuse parvint aux oreilles du vice-roi, mais j’appris le lendemain par le consul de France au Caire, — lequel se refusait à signer mon passeport pour Jérusalem à cause de ce qui se passait en Syrie, — que le mufti et ses auditeurs avaient été jetés en prison. Masr-el-Qaherah, ou Le Caire en français, avait déjà perdu à cette époque, moins qu’Alexandrie pourtant, son caractère oriental. En 1850, lorsque je l’avais visité pour la première fois, j’avais retrouvé dans ses rues étroites et merveilleusement pittoresques, dans ces sombres bazars où ne pénétrait qu’un jour mystérieux, les riches selleries arabes, les armes bien trempées et les splendides étoffes lamées de Damas, puis tous les personnages des Mille et une Nuits. Coptes, Arméniens, Arabes, derviches, juifs sordides, eunuques bronzés, porteurs d’eau déguenillés, âniers, braillards et importuns, formaient un ensemble bigarré des plus étranges. Aujourd’hui le paletot européen fait tache partout, la petite tunique telle que la porte le troupier français remplace le brillant uniforme des mameloucks.

C’est un musulman du nom de Mahmoud qui est au Caire le drogman ou plutôt le cicérone des voyageurs français. S’il n’est pas en excursion en Palestine ou aux cataractes du Nil, tâchez de l’avoir pour guide ; il est dévoué, honnête. Ne craignez nullement de voyager la nuit seul avec Mahmoud, si vous avez l’heureuse inspiration de quitter les mauvais lits de l’hôtel a une heure du matin pour aller voir lever le jour du haut de la pyramide de Gizeh. C’est à lui que je dois d’avoir assisté à un spectacle non moins magnifique. Je n’oublierai jamais mon subit éblouissement lorsque, m’ayant guidé à cinq heures du soir au sommet de la citadelle bâtie par Saladin, il me montra éclairés par les chauds rayons du soleil couchant la ville et ses mosquées innombrables ; Boulak, le Nil, les pyramides et le désert immense. Visitez avec Mahmoud le tombeau des califes, faites-lui raconter ses voyages dans la Haute-Égypte, au Sinaï, à l’Horeb, au Thabor ; son répertoire de légendes est inépuisable. Un jour, comme il m’assurait que, tout Européen que j’étais, mon teint paraissait plus bistre que le sien, il ajouta, pour me consoler probablement, qu’Adam et Eve étaient noirs. « Quant à ceux qui sont blancs, ils descendent de Caïen ; ils ont gardé la pâleur mortelle qui couvrit le visage du fratricide lorsque Dieu en courroux lui demanda ce qu’il avait fait de son frère Abel. » Il y a aussi une notion sur la création des hommes qui court les rues