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les jours, à tout propos, et on ne l’oublie pas moins dès qu’on est à l’action, ou, si on ne l’oublie pas, on fait tout comme si on l’oubliait. À peine est-on sorti d’une crise, on se sent aussitôt repris du goût des aventures et du danger ; on éprouve le besoin redoutable et singulier de mettre à la loterie de l’imprévu le peu de stabilité qui nous reste. Il y a quatre mois que la paix définitive est faite avec l’Allemagne ; il y a trois mois que nous avons échappé aux fureurs de la guerre civile, et à quoi sert le peu d’ordre matériel que nous avons ? On en revient déjà aux bonnes habitudes, aux disputes meurtrières des partis, aux luttes de pouvoir, aux propositions toujours nouvelles pour agiter le pays, aux évaporations turbulentes, et même, qui le croirait ? aux gaîtés publiques pour célébrer des anniversaires qui ont le douloureux inconvénient de nous rappeler de lamentables défaites. Oui, il y a pour le moment en province des patriotes qui songent à se réjouir, et il est trop vrai que depuis quelque temps il y a dans l’assemblée de Versailles des partis qui sont fatigués de vivre en paix, qu’on croirait toujours prêts à se jeter les uns sur les autres, comme on l’a dit un peu rudement, qui semblent sans cesse occupés à se défier.

S’il se présente quelqu’une de ces questions de réorganisation nationale qui devraient plus que jamais pacifier et réconcilier les esprits, qu’on ne devrait aborder qu’avec un sentiment de patriotisme supérieur à tous les préjugés de partis, et s’il y a quelque point difficile, délicat, soyez sûr qu’on laissera de côté tout ce qui pourrait rapprocher les opinions pour se jeter aussitôt sur ce qui peut les passionner et les diviser. On s’accuse réciproquement de manquer à ce pacte de Bordeaux que tout le monde invoque, et que chacun se réserve d’interpréter à son profit. La droite se déchaîne contre la gauche et assure que c’est elle qui fait tout le mal ; la gauche à son tour, la gauche toujours innocente, ne manque pas d’accuser la droite et ses arrière-pensées. Le gouvernement, réduit à chercher un équilibre qui fuit sans cesse, ne sait plus trop au juste dans quels rapports il se trouve avec l’assemblée, et l’assemblée de son côté a quelque peine à dégager de son sein troublé une majorité qui puisse devenir une force de gouvernement. Les récriminations se multiplient, les relations s’aigrissent et les situations s’enveniment, si bien que le pays lui-même, indécis et inquiet, courant après un repos qu’on ne lui donne pas, finit par ne plus savoir où il en est. C’est notre histoire, aussi douloureuse que véridique, et cependant il faut bien toujours en revenir là ; ce n’est pas seulement un mauvais rêve que nous avons fait, les Prussiens sont bien réellement à Saint-Denis, et quand ils ne seront plus à Saint-Denis, ils seront encore à Reims et dans l’est. Quand nous aurons versé entre leurs mains le troisième demi-milliard qu’on s’occupe de rassembler aujourd’hui pour avoir au moins la liberté des environs de Paris, il y aura encore un