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le petit pays qui les domine qu’au point de vue du rendement ; quant à civiliser, moraliser, instruire les Javanais, il s’en est gardé avec soin.

La relâche de Singapour, qui a lieu neuf jours après avoir quitté Ceylan, est une des plus occupées. L’animation qui règne au vieux port et à New-Harbour, les promenades du soir au bord de la mer en voiture ou à cheval, les excursions rapides dans l’île, où une végétation merveilleuse vous éblouit, les visites aux quartiers malais et chinois, tout cela fait trouver bien court le temps qu’il vous est accordé de passer ici. Ce qui étonne au milieu de cette foule composée de Malais arrogans, de Chinois braillards et toujours empressés, d’Anglais flegmatiques, d’Espagnols fiers et taciturnes qui reviennent des Philippines ou qui s’y rendent, de nos compatriotes enfin que je retrouve ici flâneurs et coureurs d’aventures, c’est l’absence apparente de ceux que nous appelons en France les représentans de l’autorité. Ici la liberté est pleine et entière ; elle a fait de cet îlot un des plus riches entrepôts du monde, et, grâce à une franchise absolue, Singapour, au lieu d’être en décadence comme Java, stationnaire comme Saigon, voit de jour en jour sa fortune s’accroître. Si l’on eût voulu que la Cochinchine, dont on ne parle en France, hélas ! que comme d’un point stratégique, fût devenue le grenier de l’extrême Orient, il eût fallu dès le début de la conquête y établir cette franchise commerciale et individuelle que les Anglais proclament dès qu’auprès d’une de leurs colonies s’élève une colonie rivale. On entre dans cette voie, mais c’est presque trop tard ; puis, tant que nos possessions seront commandées par des marins et des généraux, il ne faudra les considérer que comme des garnisons d’outre-mer où nos matelots et nos soldats d’infanterie de marine iront s’étioler ou mourir.

La première nuit que je passai au grand hôtel Dutronquois, souffrant d’une chaleur intolérable et demeurant au rez-de-chaussée, j’avais transporté mon lit léger en rotin au milieu d’un jardin. A trois heures du matin, m’étant réveillé, je vis s’agitant tout autour de moi dans les allées sablées une trentaine de couleuvres. La lune éclairait comme en plein jour, et un instant je me plus à regarder les ébats de ce monde grouillant et rampant. Je ne l’eusse certainement pas dérangé, si je ne m’étais aperçu que le nombre des animaux qui m’entouraient allait toujours en croissant, et si des serpens d’une espèce suspecte ne se fussent enhardis à grimper jusqu’aux montans de ma moustiquaire. Je n’eus à faire pour m’en débarrasser qu’un brusque mouvement ; je leur lançai mon oreiller chinois, c’est-à-dire un rouleau en carton peint, et en une seconde la place resta nette, et d’autant plus nette que je me retirai