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Page:Revue des Deux Mondes - 1871 - tome 95.djvu/392

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— Je ne souffre plus, mais je n’en suis pas comme vous à mes débuts ; je suis un fumeur endurci. Cet aveu, croyez-le bien, est pour moi une véritable punition. Cela ne me corrigera malheureusement pas plus que l’ivresse épouvantable que j’ai éprouvée hier soir.

— Tout n’est donc pas couleur de rose dans vos extases ?

— Certes non. On a bien vite traversé la période des rêves heureux, et la souffrance que l’on endure par la suite les rachète et au-delà. Je ne devrais plus fumer, me direz-vous ; mais dites aux joueurs de ne plus faire sauter les dés, à l’ivrogne de ne plus boire… Toujours l’espoir, quelquefois réalisé, de voir revenir les premières impressions nous entraîne à de nouvelles tentatives.

— Je vous raconterais bien, lui dis-je en riant, ce que j’ai éprouvé hier ; pourriez-vous en faire autant ?

— Pas en ce moment ; le souvenir, quoique vague, de mes visions me remplit encore trop de terreur pour qu’il me soit possible de les évoquer froidement. Sachez seulement ceci : c’est que, lorsqu’il arrive à la période des rêves furieux et sinistres, le fumeur d’opium a peu d’années à vivre ; quelle que soit aussi l’assurance qu’il a d’être tué par cette drogue infâme, il ira s’étendre jusqu’à sa dernière aspiration, jusqu’à épuisement de sa dernière piastre, sur les lits des maisons où l’on fume. Hier, j’aurais pu me dispenser de vous conduire à cette fête ; mais votre qualité d’étranger curieux a été un prétexte tout trouvé que j’ai donné à ma passion : dès que j’ai cru que vous vous endormiez dans votre cabine, il m’a été impossible de ne pas aller me jeter à côté de vous dans une autre, afin d’y fumer pour mon propre compte.

Voyant que mes questions lui faisaient de la peine, je le priai de me conduire dans l’intérieur de Canton. Son embarcation nous transporta sur l’autre rive, en face d’une des portes autrefois fortifiées de la ville ; là, deux chaises à porteurs, soulevées par deux coulies vigoureux et précédées par un homme de confiance appelé compradore, nous menèrent, les premiers courant, le second criant à tue-tête, dans un dédale de rues étroites, où chaque maison était invariablement émaillée d’enseignes verticales ; cela égaie les rues d’une façon extraordinaire, surtout lorsque le soleil joue sur ces belles laques noires et rouges à grandes lettres d’or. C’était le quartier marchand, et ici, comme en Europe au moyen âge, chaque quartier a son industrie propre. Celui des savetiers m’a paru le plus peuplé, quoique celui où l’on trouve des cercueils de toute grandeur et de toute longueur ne soit pas sans importance. A la nuit, les rues se barrent à l’aide d’énormes bambous, et le bon Chinois s’endort sur ses oreilles comme le bon bourgeois de Paris