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ton mari t’en veut. À l’entendre, il ne s’agit que d’une question d’embonpoint.

— Et vous me croyez toujours, vous ?

— Certes !… Je regrette seulement… Il y a des choses qu’en conscience tu ne peux nous dire ?

Elle posa la main sur son cœur : — Dût-il m’étouffer, mon secret ne sortira pas de là.

— C’est fâcheux. Ton père te donnera raison, mais les autres te donneront tort, ma pauvre chère comtesse.

— Oh ! si tu savais comme je me soucie peu des autres ! lui répliqua-t-elle ; mais, je t’en supplie, ne m’appelle plus comtesse. Je ne veux plus être que ta fille, je ne suis plus que Marguerite Mirion.

— Tout ceci est bien triste, reprit-il en poussant un profond soupir. Qui pouvait prévoir de tels malheurs ? Eh ! que n’as-tu épousé un bon petit bourgeois comme ton père. Il n’y a de sûr dans ce monde, vois-tu, que la bourgeoisie et les bourgeois. Nous avons des principes, nous autres ; ajoutez-y des rentes, et voilà le bonheur. À vrai dire, les rentes et les principes, l’un ne va guère sans l’autre… Ah ! maudit soit le jour où ce comte d’Ornis… Nous avons été des imprudens, nous sommes allés trop vite, et il se trouve que ton oncle Benjamin avait raison, ce dont ta mère enrage. Et Joseph Noirel, lui aussi, était bien inspiré lorsqu’il nous disait à son retour d’Ornis : — Ne vous pressez pas, informez-vous. — Pourquoi faut-il que ce bon conseiller soit un mauvais drôle ? S’il avait eu plus de cœur, il aurait insisté, et rien ne serait arrivé ; mais il n’a jamais aimé que lui-même, ce joli monsieur. Il est amoureux de son ingratitude. Dieu les bénisse, sa maîtresse et lui !

C’est ainsi que, revenant à ses moutons par une pente fatale, M. Mirion englobait son ouvrier dans ses griefs contre son gendre. C’est une consolation de mettre tous ses chagrins dans le même sac ; cela simplifie le malheur. Marguerite ne releva pas les dernières réflexions de son père. Le nom de Joseph Noirel, survenu inopinément dans la conversation, l’avait rendue rêveuse. Elle n’avait guère songé à lui depuis trente-six heures. — C’est moi qui suis une ingrate, se dit-elle, et qui ne pense qu’à moi. Ce cher garçon ! quel ami loyal et dévoué ! Il a fait tout ce qu’il pouvait. Grâce à lui, j’ai su ce que je désirais savoir, et il ne tient plus qu’à moi de posséder cet exécrable papier, dont je me servirai pour conquérir ma liberté… Ou plutôt j’écrirai à M. d’Ornis : Gardez ma dot, et rachetez-le, ce papier ; je ne vous demande qu’une chose en retour, la promesse que vous épargnerez à ma famille le scandale qu’elle redoute plus que ma mort. Nous nous séparerons à l’amiable