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coup de midi dans la cour pavée sur laquelle donnaient les fenêtres du salon. Une voiture de louage l’avait précédée et avait laissé dans la neige la trace de ses roues. M. Mirion venait de mettre pied à terre, et il aidait sa fille à descendre quand, prêtant l’oreille : — Que se passe-t-il donc ? lui dit-il. On parle et on crie bien fort.

Elle écouta aussi, entendit les éclats d’une voix qu’elle n’osa pas reconnaître. Elle pâlit, fit un mouvement pour s’enfuir. — Viens, lui dit-il en la retenant. Du courage ! Je suis avec toi.

Et il l’entraîna plus morte que vive. Lorsqu’il eut ouvert la porte du salon, elle aperçut à gauche, dans l’embrasure d’une fenêtre, sa tante et sa cousine qui, fort empêchées de leur contenance, regardaient l’une le plafond, l’autre le plancher ; à leur droite, son parrain debout près d’une console et rouge comme un coquelicot ; plus en avant, la tête enfoncée dans les coussins du canapé, Mme Mirion, laquelle paraissait en proie au plus violent désespoir, et adossé contre la cheminée, sombre, terrible, le regard menaçant, l’homme qu’elle avait juré de ne plus revoir.

En apprenant le départ de sa femme, M. d’Ornis avait eu un accès de colère furieuse, à la suite duquel il s’était mis en hâte à sa poursuite. En vain la comtesse douairière, secrètement enchantée de l’aventure, avait-elle fait tous ses efforts pour le retenir ; elle ignorait les raisons qu’il avait de ne point aimer sa femme et d’être fermement résolu à ne s’en séparer jamais. Il avait répondu fort brusquement à ses remontrances, et tout à l’heure il était tombé comme une bombe à Mon-Plaisir, au milieu de la famille rassemblée pour le déjeuner. Sans perdre son temps à interroger, à s’enquérir, il avait pris d’emblée l’offensive, comme il convenait à l’audace de son caractère, et les étranges accusations qu’il venait d’articuler étaient cause que Mme Mirion, sanglotante et hurlante, avait enfoui son visage dans un coussin.

Elle le releva au bruit que fit la porte en s’ouvrant, et apercevant sa fille, elle lui cria : — Marguerite, est-il vrai que tu aimes… que tu aimes… Ah ! je n’aurai jamais la force de prononcer le nom de cet homme.

Marguerite s’était avancée au milieu de la chambre ; elle avait regardé fixement son mari, leurs yeux s’étaient rencontrés comme des fers qui se croisent : — Achevez, que voulez-vous dire ? demanda-t-elle à sa mère.

— Mais oui, que signifie cette étrange question ? s’écria M. Mirion en colère. Monsieur le comte, Marguerite est notre fille, elle n’a jamais aimé que son devoir…

— Et l’un de vos ouvriers qui s’appelle Joseph Noirel ! repartit M. d’Ornis en tordant son chapeau entre ses doigts.