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Page:Revue des Deux Mondes - 1871 - tome 95.djvu/509

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je lui reprochais de mentir, c’était donc lui qui disait vrai, c’était moi qui mentais ? Où est-il maintenant ? Nous l’avons chassé de chez lui, et nous profiterions de son absence !… Vraiment ce qui vient de se passer ici ressemble à une trahison, et je suis confuse que les murs de ce salon vous aient vu tout à l’heure, vous aient entendu. Non, Marguerite Mirion n’oubliera jamais qu’elle est devenue par une cruelle fatalité comtesse d’Ornis. Qu’elle les aime ou les haïsse, les absens lui sont sacrés.

Il se méprit sur sa pensée, il s’imagina qu’elle lui rappelait les distances qui étaient entre eux. Sa colère éclata. D’une voix âpre et dure : — Je suis plus fou que je ne croyais, s’écria-t-il. Je m’étais figuré que votre âme ne ressemblait pas à toutes les âmes bourgeoises, et j’ai osé vous apporter ici mon cœur, mes rêves et ma vareuse d’ouvrier. Votre père m’a traité l’autre jour de drôle, de misérable, il m’a donné à entendre que vous me méprisiez autant qu’il me méprise lui-même, et, comme j’avais l’air d’en douter, il m’a souffleté sur une joue ; vous venez de souffleter l’autre. Tout est bien ; justice a été faite du misérable…

À ces mots, quelques efforts qu’elle pût faire pour l’apaiser et le retenir, il gagna la porte et s’éloigna en courant sans tourner la tête.

Cette scène plongea Marguerite dans un trouble d’esprit, dans un abattement profond. C’en était trop ; l’homme qui avait épousé sa cause, le seul être vivant qui lui voulût du bien venait de rompre avec elle, de la quitter à jamais, mortellement blessé, l’accusant et la maudissant. Chacun de ses jours lui apprenait une façon nouvelle de souffrir ; il lui semblait qu’il y avait dans sa vie une abondance de malheur qu’elle n’épuiserait jamais, que le sinistre forgeron, multipliant ses coups, ne cesserait de frapper sur l’enclume qu’après l’avoir brisée. Une réflexion qui traversa tout à coup son esprit mit le comble à ses perplexités. Joseph était parti sans lui laisser les dangereux papiers qu’il lui avait apportés. Il les avait gardés dans ses mains que la colère faisait trembler. Quel usage en ferait-il ? Elle frémissait en pensant aux funestes conseils que peut donner le désespoir à une âme ulcérée et violente. Elle tâcha de se rassurer en se persuadant que cette âme était loyale, qu’après un emportement passager elle ne tarderait pas à se calmer, et qu’elle entendrait le langage de la raison. — Sans doute il m’écrira, se disait-elle, je lui répondrai, et, tout en m’efforçant de le consoler, de le guérir, je réclamerai ces deux papiers ; il ne fera pas difficulté de me les remettre. — Qu’en voulait-elle faire ? Elle était résolue à les détruire. De quoi lui pouvait servir cette arme ? Elle renonçait à se défendre. Assaillie de tous les vents à la fois, sa