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lui avoir déclaré cent fois qu’il n’entrait ni dédain ni mépris dans ses refus, qu’il n’y avait point de parias pour elle, et qu’elle l’aimait comme un frère, elle s’adressait à sa générosité, elle le suppliait, l’adjurait, lui demandait grâce. Elle lui écrivit un matin : « J’ai fait un songe cette nuit. J’étais à Mon-Plaisir, et j’avais seize ans. Vous êtes entré tout à coup dans mon rêve, et vous avez dit à ma mère : Je l’aime, je la veux pour femme. Elle mit aussitôt ma main dans la vôtre, et vous l’avez embrassée en vous écriant : — Nous vivrons, elle et moi, dans une mansarde, et nous travaillerons, moi du rabot, elle de l’aiguille, car la voilà devenue la femme d’un ouvrier… — Je crus l’entrevoir, cette mansarde, et je ressentis une joie si vive, un tel élargissement de cœur, que je me réveillai et pleurai. » Ce récit et les commentaires qu’elle y ajoutait allaient à fin contraire, comme tout le reste ; elle jetait de l’huile sur le feu. Si intelligent, si ouvert que fût l’esprit de Joseph, et bien qu’il eût appris le charronnage au pied levé, il y avait une chose qu’il n’avait jamais pu comprendre : il ne savait pas en vérité ce que c’était qu’un scrupule, et, n’ayant qu’une conscience intermittente, il ne croyait guère à la conscience d’autrui. La seule pensée de Marguerite, son unique souci était d’obtenir qu’il lui remît les deux papiers. Son inquiétude croissant de jour en jour, elle les redemandait avec larmes et avec cris ; il n’avait pas l’air d’entendre, jamais un mot de réponse sur cet article. Elle lui écrivit : « Si vous me les rendez, ces papiers, j’attesterai avec serment que je vous aime, et vous pourrez montrer ma lettre à toute la terre. » Il fit encore la sourde oreille. Elle comprit alors que la résolution de ce sourd était irrévocable, qu’elle ne l’en ferait pas démordre, qu’il s’agissait d’un marché, que tous ses reproches et ses supplications se brisaient contre une muraille, et qu’en voulant se sauver elle n’avait réussi qu’à changer de malheur et de servitude.

Un soupçon qui lui était venu rendait ses anxiétés plus poignantes encore. Elle ne pouvait plus douter que sa camériste ne fût à la solde de l’ennemi ; cette fille s’était constituée son garde de la manche, toujours aux aguets, s’attachant à ses pas, entrant à l’improviste dans sa chambre. Tout à coup, comme si elle eût reçu de nouvelles instructions, elle parut se relâcher de sa surveillance et affecta de se tenir à l’écart. Marguerite en inféra qu’on avait pris la détermination de ne plus gêner ses mouvemens, qu’on entendait la laisser libre de commettre une imprudence. Elle interrogea Fanny ; ses réponses embarrassées ne l’ayant point satisfaite, elle la chassa incontinent, et prit à son service pour la remplacer la fille de cette vieille paralytique qu’elle avait secourue, et dont la reconnaissance lui était demeurée fidèle. Vers le même temps, elle fit