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suivie sans qu’elle s’en doutât, et qu’il n’aurait tenu qu’à lui de se montrer dès la veille ; mais cela n’est point prouvé.

Depuis lors il a disparu ; impossible de savoir ce qu’il est devenu, et s’il a eu le plaisir d’apprendre que M. Bertrand, après avoir liquidé tout son bien, était parti subitement pour le Brésil. L’aventure de la crevasse et la figure de Joseph debout contre une croix avaient laissé une impression d’ineffaçable terreur à ce médiocre scélérat. En débarquant à Rio-Janeiro, il a dit à quelqu’un qu’il lui était arrivé un accident qui l’avait dégoûté de l’Europe.

À Mon-Plaisir, on est dégoûté non-seulement de l’Europe, mais de tout ; on y récolte encore des poires en automne, on n’y voit plus de roses au printemps. Mlle Baillet, qui s’est jetée dans la haute dévotion, prétend qu’à l’insu de sa mère Marguerite avait lu quelques romans. La cousine Grillet est plus convaincue que jamais que ce monde est plein de chausses-trapes ; elle ne marche presque plus. Mme Mirion a succombé à son chagrin. Elle était restée six mois sans prononcer le nom de sa fille ; sur son lit de mort, elle a senti se réveiller son cœur de mère ; elle a dit au pasteur qui était venu l’assister dans ses derniers instans : — Monsieur le pasteur, je suis sûre que dans le fond de l’âme elle était innocente, et que ce scélérat lui a tendu un guet-apens ; il me tarde d’aller revoir au ciel cette pauvre chère comtesse. — Depuis que M. Mirion est veuf, l’oncle Benjamin est revenu vivre avec lui. Il est fier d’avoir été choisi par Marguerite pour recevoir ses derniers adieux ; mais il a le tort de s’écrier quelquefois : — Ne vous l’avais-je pas dit ? Vous n’avez pas voulu me croire.

L’aventure de Marguerite Mirion, dont le mystère jusqu’aujourd’hui n’avait pas été éclairci, a causé à Genève, comme il était naturel, une prodigieuse sensation ; pendant bien des semaines, elle défraya tous les entretiens, on en parle encore. Les uns ont été impitoyables pour M. et Mme Mirion, qu’ils accusent d’être les véritables auteurs de l’événemsnt. — Voilà, disent-ils, où mènent l’ambition et l’esprit d’intrigue ! — Dans d’autres cercles, on s’en est pris à Marguerite, on a fulminé contre elle les plus virulens anathèmes, lui reprochant de n’avoir eu ni principes ni religion. Les gens mieux informés ou d’un esprit plus rassis estiment au contraire qu’il y a dans ce monde, ainsi que l’écrivait un jour Marguerite, d’effroyables fatalités, et qu’il est d’un sage de savoir quelquefois suspendre son jugement. Parmi les ouvriers, il en est beaucoup qui font de Joseph un héros : je le veux bien, mais un héros manqué ; c’est une race fort dangereuse.

Victor Cherbuliez.