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C’est de là que sont venus les plus grands progrès de la monarchie ; cela mérite d’être expliqué. Dire, comme on le fait ordinairement, que ces légistes étaient, par leur origine même, les ennemis de la féodalité, et qu’ils calculèrent que le meilleur moyen de l’abattre était d’élever le pouvoir royal, est une explication fort inexacte. Si ces hommes opérèrent une révolution dans le régime politique de leur époque, ce fut sans le vouloir, sans en avoir le parti-pris, peut-être sans le savoir, et assurément sans avoir aucun goût pour les révolutions ; mais par cela seul que la justice commença d’être rendue autrement que par le passé, toutes les institutions sociales et politiques commencèrent aussi à se transformer, et la société entra peu à peu dans un nouveau courant.

Il faut voir d’abord combien ce seul changement dans la composition des tribunaux modifia les habitudes et le caractère des hommes. Auparavant ils s’étaient jugés les uns les autres ; désormais ils s’accoutumèrent à être jugés par une catégorie d’hommes qui n’étaient plus tirés du sein de la population, mais qui étaient choisis par les rois ou par les seigneurs, et qui étaient des fonctionnaires. Nous pouvons bien penser que les arrêts de ces légistes étaient ordinairement plus équitables et plus conformes à la raison que ceux que la population noble ou bourgeoise aurait prononcés ; mais ces arrêts se présentaient en outre avec une autorité et un caractère impérieux que les anciennes sentences des jurés n’avaient pu avoir. Comparez une cour féodale du XIIe siècle et un tribunal du XIVe. Dans la première, le plaideur ou l’accusé avait devant lui ses égaux, ses semblables, ceux qui partageaient sa condition sociale, ses intérêts, ses sentimens, ses passions même, ceux qu’il pouvait avoir vus ou qu’il verrait peut-être un jour dans la situation où il se trouvait actuellement, ceux qu’il avait lui-même jugés ou qu’il jugerait peut-être à son tour. C’était devant de tels hommes qu’il exposait sa cause et défendait son droit ; il parlait leur égal. Condamné par eux, il les prenait à partie ; il les accusait de l’avoir « faussement jugé, » il les « appelait à bataille, » et luttait contre eux à armes égales[1]. Il n’en est plus ainsi quand les légistes et les magistrats ont remplacé les pairs. Le plaideur n’est plus devant des égaux ; le voilà devant des supérieurs et des maîtres qui l’interrogent, qui scrutent ses actes, qui sondent sa conscience. Comme son attitude est plus humble ! Il est déjà troublé par l’appareil de cette cour ; il est troublé plus encore par toutes les questions qu’on lui pose, car ces hommes qui passent leur vie à juger ont des finesses et une sagacité subtile que les pairs d’autrefois ne pouvaient pas avoir. Ils

  1. Beaumanoir, Coutume de Beauvaisis, chap. 71 ; Pierre de Fontaines, XXII, 14.