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pas ; lutter contre le corps judiciaire, c’était lutter contre toute la France. La grande habileté et le grand bonheur de Louis XIV furent d’avoir dompté et endormi le corps judiciaire ; la faute ou le malheur de Louis XV et de Louis XVI fut de ne pouvoir éviter la lutte avec lui.

On se tromperait d’ailleurs beaucoup, si l’on attribuait à cette ancienne magistrature un parti-pris d’opposition qu’elle n’eut jamais. Elle ne se dressait pas en face du pouvoir royal comme un adversaire ; elle prétendait plutôt s’associer à lui, l’aider, le servir. Dans les plus ardens conflits qu’elle eut avec lui, elle protesta toujours, et avec une sincérité parfaite, qu’elle ne le combattait pas ; elle fit la fronde même « pour le service du roi. » Il est certain qu’il n’y avait rien en France qui fût aussi royaliste que cette magistrature. Elle ne cessa jamais de soutenir l’autorité royale, soit contre la noblesse, soit contre les exigences ultramontaines, soit contre les démocrates de 1413 ou de 1593. Ce fut elle qui donna le signal de la fronde ; mais ce fut elle aussi qui sauva la royauté de la fronde. Dans tous ses périls, la royauté était sûre de la rencontrer comme son plus ferme appui et son dernier espoir. Elle proclamait volontiers que les rois avaient une autorité sans bornes ; elle allait jusqu’à dire que « les rois sont au-dessus des lois, et que les lois ne les peuvent contraindre[1]. » On ne voit pas qu’elle ait jamais opposé nettement la nation à la monarchie. Elle parlait souvent des intérêts du peuple, jamais de ses droits ; elle ne paraissait pas penser qu’il en eût. Son opposition aux rois n’avait donc rien qui ressemblât à l’hostilité, rien qui sentît l’esprit de révolution ; elle était plus ennemie des innovations que la royauté elle-même. La royauté française a eu plus d’une fois les allures d’un pouvoir révolutionnaire, on lui voyait quelquefois de singuliers élans vers le progrès : un jour, elle songeait à établir la liberté de conscience ; un autre jour, elle entrait dans la voie du nivellement social, et déclarait la guerre à l’aristocratie. Alors le parlement l’arrêtait, la ramenait en arrière. C’est lui qui, sous François Ier, donna le signal de persécuter les luthériens, et qui força Henri IV à introduire dans l’édit de Nantes quelques clauses en faveur des catholiques ; c’est encore lui qui, sous Louis XVI, soutint les droits et les privilèges féodaux. Le rôle du corps judiciaire, pris dans son ensemble, fut celui d’un corps conservateur. La royauté représentait souvent le changement, la marche en avant soit vers les excès et les abus, soit vers le progrès ; la magistrature représente toujours la tradition, l’esprit de suite, la stabilité, le maintien de l’ordre social. Si la société française a suivi pendant les cinq siècles qui précèdent 1789

  1. Procès-verbal d’une séance du parlement de Paris, 24 juillet 1527.