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Justine, et il faudra bien qu’elle m’appartienne. » Ce nouveau démon n’est pas plus heureux que les premiers. « Ah ! lui dit le magicien en le voyant revenir seul, toi aussi, tu as eu peur ; le visage de cette fille t’a fait trembler. Il y a donc dans tout cela une puissance cachée qui m’échappe ? Allons, confesse-le-moi. — Ne me le demande pas, répond le démon, et ne cherche pas à le connaître ; les signes que j’ai vus là-bas, je ne puis les révéler. Qu’il te suffise de savoir que, frappé d’épouvante, j’ai reculé et pris la fuite. » Et, comme Cyprien insistait, le diable lui dit : « Prête-moi donc un grand serment, et tu sauras tout. — Quel serment veux-tu ? reprend celui-ci. — Jure par toute la puissance, par tout l’empire qui m’est donné que tu ne me quitteras jamais. — Jamais, prononça le magicien. — Eh bien ! je t’avouerai la vérité, puisque tu l’exiges. J’ai vu sur le front de cette fille le crucifié lui-même ; je l’ai vu de mes yeux, et je n’ai pu supporter son aspect. — Quoi donc ? le Christ est plus fort que vous ? — Hélas ! reprit le diable, cela n’est que trop vrai. Tu vois comment nos ruses abusent ici-bas les mortels ; mais au milieu des triomphes du mal nous trouvons un croc d’airain brûlant qui s’enfonce dans nos poitrines, et nous traîne, qui que nous soyons, hommes ou anges pécheurs, jusqu’au tribunal du crucifié… » Les anges déchus, voués à faire le mal sur la terre, avaient donc aussi, suivant le poète, une conscience qui était un de leurs tourmens.

Ces diables étaient vraiment trop candides, et le père même des damnés, Satan, voulut les remplacer pour l’honneur de l’enfer. Alors la tentation atteignit son suprême degré de violence. Sans s’arrêter à des demi-mesures, Satan appelle à lui une irrésistible légion d’esprits pervers : l’esprit de séduction et de désir, l’esprit de volupté et de luxure, qui s’appelle Aétos dans la mythologie du poème, en un mot toutes les fascinations de la pensée et du cœur. Cyprien, âgé d’un peu plus de trente ans, était d’une beauté remarquable ; on nous le représente la tête ornée de longs cheveux bouclés et drapé élégamment dans une riche tunique. Justine aussi l’a regardé, et il s’élève dans le cœur de la jeune fille un combat terrible entre un amour naissant et le devoir. Soixante et dix jours durant, les tentations l’assaillent ; elle leur oppose vaillamment la prière, les mortifications, toutes les armes que lui suggère la foi. Dans cette lutte incessante, ses forces se sont épuisées ; elle ne se sent plus, elle se meurt. Rangés autour d’elle, ses parens et ses amis, baignés de larmes, parlent d’appeler le médecin ; mais le médecin n’a d’autre réponse à donner que celle-ci : « elle va mourir ! — Non, je ne mourrai point, répond la vaillante fille aux consultations de la science, car mon mal n’est pas un mal ordinaire. Je sens comme un souffle embrasé qui circule dans l’air et consume mes membres. »