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appelait la protection des lettres. Femme spirituelle d’ailleurs, elle devait désirer de rivaliser avec les financiers ses pareils, entourés des philosophes et des écrivains du temps, affectant de ne jamais manger sans trois ou quatre beaux esprits. Elle s’efforça, si l’on peut dire, de rendre Versailles un peu littéraire. La littérature lui en a su gré, même celle de notre temps. Tel critique célèbre de nos jours, qui a fait son éloge, a rêvé quelque chose comme le retour de cet heureux moment : le XVIIIe siècle ainsi arrangé était son âge d’or, et il se prenait quelquefois à regretter de n’avoir pas vécu dans ce temps de calme social, de plaisirs sans troubles et de jouissances d’art assaisonnées d’un scepticisme à huis-clos. Cependant il faut bien prendre le XVIIIe siècle tel qu’il est, avec un Paris mené par des hommes de lettres et un roi qui regardait la littérature comme contraire à l’étiquette. En vain parlait-on à Louis XV de l’exemple du roi de Prusse : il prétendait avoir dans son royaume trop d’écrivains célèbres pour les inviter chez lui ; puis, comptant sur ses doigts, il en trouvait jusqu’à treize qu’il serait obligé d’avoir à sa table, ce qui lui paraissait inadmissible.

On sait comment aboutirent les efforts de Mme de Pompadour : elle fit entrer à l’Académie l’abbé de Bernis, Babel la bouquetière, lequel plus tard devint un homme sérieux, un diplomate assez habile, et renonça aux petits vers ; elle exhuma le vieux Crébillon, enseveli dans sa gloire d’un autre temps, et fournit à Voltaire l’occasion d’un mécontentement définitif. Louis XV avait raison : il était trop tard pour que Versailles changeât d’habitudes ; il eût fallu inviter poètes, écrivains et philosophes depuis vingt ans pour les grouper autour de soi, et encore…

Paris avait le Palais-Royal et le Temple, il avait Mme de Tencin, Geoffrin, de Luxembourg, Du Deffand. Le Palais-Royal et le Temple, séjour de princes du sang, offraient mieux que la monnaie de Versailles, la liberté avec l’influence que donnent les relations princières. Il est vrai que les ducs d’Orléans ne se donnèrent pas tous au monde, surtout à celui des lettres. Un d’entre eux vécut presque en ermite ; ce qu’il ôta aux bonnes œuvres et à la dévotion, il le consacra aux sciences naturelles. Cependant il y en eut deux qui suivirent le mouvement de leur temps, ou, si l’on veut, le torrent : le premier, celui qui aimait tant le théâtre et qui avait Collé, un auteur dramatique, pour secrétaire ; le second, celui qui reçut chez lui ou plutôt chez Mme de Montesson Voltaire chargé d’années et de couronnes, symbole vivant de la philosophie triomphante et souveraine. Pourtant jusqu’au jour où le Palais-Royal devint un centre d’opposition politique et peut-être d’intrigues factieuses contre Louis XVI, on ne peut dire qu’il exerça dans Paris une grande influence ; il tira parti de sa situation surtout au profit de ses