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l’intelligence ? Les hommes de cette génération qui se sont consacrés aux travaux de l’esprit sont-ils satisfaits du fruit de leurs efforts, comme ceux qui les ont précédés ont pu l’être ? Nous ne le croyons pas ; mais, dans les circonstances où ils ont vécu, il n’est pas certain qu’ils aient pu mieux faire. Une sérieuse inquiétude touchant l’avenir ne pesait pas impunément sur les écrivains et les penseurs. Les uns se sont désintéressés de la politique, de la philosophie, de la morale même ; ils ont poussé jusqu’au raffinement les fantaisies que le XVIIIe siècle se permettait, se trouvant à l’aise comme il l’était, au moins dans sa première moitié, à l’ombre d’un pouvoir irresponsable. Le beau leur semblait une religion, une opinion, un patriotisme suffisant. Les autres semblaient profiter de ce retour au pouvoir absolu pour renouveler et pousser jusqu’à ses dernières conséquences le scepticisme du siècle dernier : la liberté de penser à leur guise et sans danger leur était une consolation des autres libertés dispensées d’une main avare. Quelques-uns, les plus sages peut-être, persévéraient avec fermeté dans leur voie, ne tenant pas plus de compte du pouvoir que s’il n’existait pas ; cela n’était point d’ailleurs bien malaisé avec un régime fort indifférent sur la conduite des esprits. Je ne parle pas de ceux qui, dans la littérature même et dans la philosophie, tâchèrent de rester fidèles au serment d’Annibal, qu’ils avaient fait tout jeunes, ni de ceux, bien jeunes aussi, qui débutèrent sans défiance aucune, et qui furent bientôt tirés d’erreur.

Avec ces élémens, l’esprit français ne pouvait déployer la même force d’expansion, ni trouver au dehors le même accueil facile et confiant qu’en des temps plus heureux. Pourtant, si l’on songe que les guerres, les tracasseries, les malentendus politiques sont encore venus troubler la correspondance naturelle établie entre ce pays et l’Europe, l’amour-propre national n’a pas trop à se plaindre de Paris dans cet intervalle de temps. Nous pouvons le dire sans vanité : jusqu’aux derniers événemens, cette ville, malgré ses malheurs ou ses fautes, était restée le véhicule le plus prompt de la pensée, l’organe le plus autorisé de l’opinion européenne. Telle qu’elle était, notre littérature occupait une place honorable dans les études comme dans les plaisirs des étrangers, et le patriotique souci qui a dicté ces pages trouverait à se calmer dans la perspective d’un avenir à peu près égal à ce passé.

Entre les nations éclairées qui nous environnent, aucune n’a moins affecté de nous disputer ce rôle particulier dont nous sommes jaloux pour la France que l’Angleterre. Malgré la haute capacité de ses classes intellectuelles, malgré la production infatigable de sa littérature, elle s’est montrée de plus en plus indifférente au domaine pur des idées. Livrée aux inspirations exclusives de