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qu’aujourd’hui en plusieurs états on soumet à la ratification du peuple certaines lois d’une importance majeure : lois des chemins de fer, lois des écoles, lois qui interdisent la vente des boissons spiritueuses[1]. Ce n’est pas qu’on veuille transformer le peuple en législateur ; les Américains ont trop de sens pour céder à cette illusion de la démagogie. Ils réservent aux chambres l’examen et le vote de la loi ; mais ils croient bien faire en obtenant l’adhésion formelle du peuple pour des mesures qui le touchent dans ses intérêts et ses goûts les plus chers. C’est une politique qui ne manque ni de sagesse ni de grandeur ; en associant le peuple au gouvernement, elle le rend glorieux de son obéissance et fier de ses institutions. C’est ce qui explique peut-être pourquoi il n’y a pas de pays plus démocratique ni moins révolutionnaire que les États-Unis. Que n’en sommes-nous là !


IV

Rentrons en France, voyons comment on y a compris et exercé le pouvoir constituant.

Dans l’ancienne monarchie, il n’y a pas de constitution écrite ; le seul souverain et le seul législateur, c’est le roi. Il est donc naturel que l’idée d’un pouvoir constituant ne paraisse qu’à la veille de la révolution ; Sieyès s’en déclare l’inventeur. « Une idée saine et utile, nous dit-il, fut établie en 1788 : c’est la division du pouvoir constituant et des pouvoirs constitués. Elle comptera parmi les découvertes qui font faire un pas à la science ; elle est due aux Français[2]. »

Dans une note sur Sieyès[3], Lafayette remarque qu’avant 1788 les Américains avaient eu des conventions pour réformer leurs constitutions particulières, et pour rédiger leur constitution fédérale, que par conséquent l’idée du pouvoir constituant n’est pas une invention française. Il ajoute avec raison que les Français, loin de faire faire sur ce point un pas à la science, l’ont plutôt fait rétrograder par le mélange des fonctions constituantes et législatives dans l’assemblée de 1789 et dans la convention nationale, tandis qu’en Amérique ces fonctions ont toujours été distinctes. C’était mettre le doigt sur une des erreurs fondamentales du système français, — mais en 1789 on était infatué de Sieyès et de ses visions politiques, quant à l’ami de Washington, on l’admirait, mais on ne l’écoutait plus. Lorsque l’assemblée, près de se séparer, décréta le chapitre de la

  1. Jameson, p. 377, 385.
  2. Discours sur le projet de constitution et sur la jurie constitutionnaire. — Moniteur du 7 thermidor an III (25 juillet 1795).
  3. Mémoires de Lafayette, t. IV, p. 30.