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En face de cette perpétuelle usurpation de la souveraineté, comment s’étonner que la France ne s’attache jamais à des institutions qu’elle n’a pas choisies, et auxquelles on l’enchaîne de vive force ? Et cependant le préjugé révolutionnaire est tellement enraciné que l’opinion, ignorante et prévenue, accepte l’omnipotence d’une assemblée comme le triomphe de la volonté populaire. On croit fonder la liberté en livrant à quelques députés tous les droits de l’homme et du citoyen. Malgré l’échec de 1789, malgré la terrible et récente leçon de 1848, je ne connais pas un publiciste français dont la foi soit ébranlée. Les partis extrêmes, qui prennent l’agitation pour la liberté, refusent à l’assemblée actuelle le droit de se dire constituante, mais c’est pour avoir de nouvelles élections et une nouvelle assemblée qui règle à son gré les destinées du pays. Des démocrates de profession ne soupçonnent même pas que la souveraineté doit toujours rester entre les mains de la nation, et qu’un peuple est dépouillé de ses droits quand ses mandataires peuvent disposer de lui sans s’inquiéter de sa volonté.

On dira peut-être qu’en ce moment il n’y a rien à craindre. Élue au lendemain des désastres de la patrie, l’assemblée de Versailles est honnête, modérée, remplie de bonnes intentions. Elle aime la liberté, elle en a donné la preuve ; de nouvelles élections n’assureraient pas au pays de meilleurs représentans. Je l’accorde volontiers ; mais croit-on que l’assemblée de 1789 ne contînt pas aussi l’élite de la France ? Le mal n’est pas dans les hommes, il est dans le pouvoir absolu qu’on leur confère. Là est le poison, là est le danger. Une assemblée unique, et qu’on proclame souveraine, s’enivre de sa puissance. Chatouilleuse et susceptible à l’excès, elle n’entend rien céder de ses privilèges. Se croyant le peuple, elle se croit tout, et s’imaginerait abdiquer en se limitant. Chargez donc un pareil corps de rédiger une constitution qui réduise les attributions législatives et qui fasse une juste part au pouvoir exécutif ! En 1791, on a établi ce qu’on nommait une démocratie royale, c’est-à-dire une république avec un roi fainéant ; on en est arrivé rapidement à la révolution du 10 août. En 1848, on a refusé toute autorité au président de la république ; à quoi a-t-on abouti ? Sommes-nous corrigés de nos erreurs ? L’expérience et la raison nous ont-elles appris que la séparation, c’est-à-dire l’indépendance mutuelle des pouvoirs, est la première condition de la liberté ? J’en doute quand je vois avec quelle faveur on accueille une nouvelle conception politique qui, selon moi, mène directement à la révolution. Pour éviter l’usurpation, aujourd’hui peu probable, d’un président, on parle de confier le gouvernement de la France à une chambre unique, qui nommerait un président du conseil, simple agent de