Page:Revue des Deux Mondes - 1871 - tome 95.djvu/914

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Luther sur le Christ et les sacremens. Rien n’est plus triste, en un sens, que les controverses du réformateur avec Carlostadt et les sacramentaires sur le dogme de la consubstantiation. On sait que Luther maintenait la présence réelle dans le sacrement, c’est-à-dire qu’il croyait que le corps et le sang du Christ étaient réellement contenus dans les espèces du pain et du vin. Les réformateurs suisses le niaient. Eh quoi ! c’est pour cela qu’au colloque de Marbourg (1529) ces deux titans, Luther et Zwingli, qui se voyaient pour la première et la dernière fois, refusèrent de se donner le nom de frères ! C’est pour cela que devant Philippe Mélanchthon, Justus Jonas, Œcolampade, Osiander, Luther repoussa la noble main que Zwingli lui tendait les larmes aux yeux ! C’est pour cela que la haine, le schisme, creusèrent un abîme entre Wittenberg et Zurich !

Et cependant il faut toujours en revenir aux paroles échappées à Richard Simon ; oui, c’était un pauvre homme que Martin Luther quand il publia ses premiers écrits de polémique religieuse et d’exégèse sacrée, car c’est là au fond ce qu’a voulu dire Richard Simon. Il prétend qu’alors Luther était un piètre humaniste, et qu’il ne savait pas mieux le grec que l’hébreu. Tout en m’expliquant le dédain et aussi le dépit que marque l’illustre oratorien toutes les fois qu’il parle du réformateur, je ne puis m’empêcher de le trouver un peu dur. Qu’il n’ait rien compris à la profondeur des sentimens religieux d’un Luther, cela ne me surprend pas plus chez lui que chez Bossuet ; mais pourquoi, avant de juger si sévèrement Luther, ne point se demander quel était l’état des études classiques et orientales dans les universités allemandes à la fin du XVe siècle et au commencement du XVIe ? Un aussi savant homme aurait dû tenir compte des considérations historiques de ce genre. Soyons plus justes pour Luther. Ah ! qui l’eût vu tout enfant, pauvre écolier, à Mansfeld, à Magdebourg, à Eisenach, souvent sans un groschen dans son escarcelle, allant de porte en porte en chantant quelques lieder pour implorer un peu de pain par charité, panem propter Deum ! qui l’eût vu, après la classe, chez la bonne dame Ursule, sa bienfaitrice, avec son luth et sa flûte, qui ne le quittaient guère, et ses livres d’école primaire, comme nous dirions ; qui eût vu ce petit, sans famille, loin de ses frères et de ses sœurs, doux et triste, pensant souvent à son père Hans et à sa chère mère Grethe ; oui, qui eût vu Luther à cette époque de sa vie aurait pu admirer la simplicité sérieuse et candide avec laquelle cet enfant comprenait et déjà pratiquait le devoir. À l’université d’Erfurt, il s’appliquait à l’étude de Cicéron, de Virgile, de Tite-Live, de Plaute, si bien qu’il a tiré directement des classiques latins presque tout ce qu’il savait de la nature, de l’histoire, de la politique et du droit. Quoique Luther reconnaisse souvent qu’il n’est ni « latin, » ni « grammairien, »