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du Péloponèse : « S’ils ont fait l’abandon public de leur vie, ils reçoivent comme leur bien particulier cette louange immortelle et ce magnifique tombeau, qui sert moins à recouvrir leur corps qu’à conserver le souvenir éternel de leur gloire pour le mêler désormais en chaque occasion aux discours et aux actions de la postérité. Les hommes illustres ont toute la terre pour tombeau, et non-seulement dans leur patrie les inscriptions gravées sur la pierre rendent témoignage pour eux, mais, dans les contrées étrangères elles-mêmes, un souvenir non écrit habite toutes les âmes et y représente leur générosité plus encore que leurs actions. »

On voit que le poète et l’orateur athénien expriment tous deux dans des circonstances à peu près semblables les mêmes idées, celles du dévoûment, de l’admiration, de la gloire. Il est encore une autre matière qui leur est commune, et où plus inévitablement le second suit les traces du premier : c’est la mythologie nationale. L’oraison funèbre athénienne était avant tout l’éloge d’Athènes ; on a souvent constaté cet effet remarquable de l’esprit démocratique d’où elle était née. Il en résultait qu’elle avait à rappeler les titres glorieux de la nation en remontant bien au-delà de Marathon et de Salamine, jusqu’à Thésée, jusqu’à ses victoires sur Créon et sur les Amazones. Or ce passé fabuleux des peuples de la Grèce, c’était précisément le domaine de leur poésie, domaine qu’elle avait exclusivement exploré pendant des siècles en ce pays où la prose commençait seulement à bégayer quand Eschyle faisait représenter les Perses sur le théâtre de Bacchus. L’épopée, la poésie lyrique, celle-ci surtout, entretenaient en toute occasion chez les Grecs les souvenirs mythologiques, dont se composait pour chaque cité le patrimoine de la gloire nationale. C’était la fonction spéciale du poète lyrique ; c’était lui qui était l’âme des fêtes brillantes où la Grèce aimait à oublier les misères trop fréquentes du présent pour vivre librement dans le noble monde des dieux et des héros. Figurons-nous l’orateur athénien au Céramique, « le plus beau des faubourgs d’Athènes, » dit Thucydide. Après les sacrifices, les jeux et les spectacles, les concours de musique et de poésie, en face de cette foule de citoyens et d’étrangers que rassemblent l’amour du pays et la curiosité, il monte enfin sur l’estrade qui se dresse en face du riche tombeau où les chars des dix tribus viennent de traîner en grande pompe leurs funèbres fardeaux. N’est-ce pas pour remplir le même rôle que le poète lyrique, pour prêter, comme lui, une voix à la pensée de tous, pour donner à la solennité son expression suprême par la noblesse et la magnificence d’une parole patriotique, brillante et harmonieuse ? Il est bien réellement le poète lyrique de cette fête nationale, et son discours doit être éclatant et orné comme une