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portée, la philologie comparée, dont le but, hautement proclamé par un érudit éminent, M. Michel Bréal, est de nous aider à surprendre les opérations de la raison et à découvrir les lois historiques de son développement, démontre qu’à l’origine tous ces mots, « Dieu, » « âme, » « vertu, » « pensée, » ont eu une signification concrète, que nos langues modernes sont remplies de métaphores oubliées et d’images effacées, et que, pour en être arrivé à se servir de mots comme de signes algébriques, la pensée a dû peu à peu se détacher de la matière, s’élever au-dessus du phénomène, oublier jusqu’au sens étymologique de l’expression. Le langage, en tant que reflet du monde extérieur, a eu tout d’abord un caractère physique, sensuel, essentiellement naturaliste. Qu’est-ce que le mot, sinon une notation phonique de l’état psychologique dans lequel nous mettent les phénomènes qui affectent notre organisme ? La distinction logique des catégories de la substance et de l’attribut, fruit de la réflexion, ne saurait être un fait primitif. Il est si vrai que la sensation présida seule aux premiers actes de la pensée humaine, que tous les substantifs ont été des adjectifs, que ces adjectifs, pris substantivement ensuite, pouvaient avoir, comme le mot sanscrit diva, Dieu, un comparatif et un superlatif, et que des mots comme ciel, terre, soleil, nature, n’ont été primitivement que des qualificatifs ; mais c’est surtout, nous le répétons, dans les langues sémitiques qu’on observe l’origine toute sensuelle du langage, et qu’on peut noter les transitions assez grossières par lesquelles les mots ont passé d’un sens matériel à une signification intellectuelle ou morale.

Malgré sa connaissance très médiocre de la langue hébraïque, Luther a donc possédé à un très haut degré le sentiment de la nature propre de cette langue. N’ayant ni le goût ni le loisir de l’apprendre en grammairien, il l’a devinée en homme de génie. Voilà précisément ce qu’un personnage aussi grave et aussi exact que Richard Simon n’a jamais pu lui pardonner. Luther eut surtout le tort, aux yeux du savant oratorien, de rejeter le livre des rabbins. Il faut d’ailleurs l’avouer, Luther était en philologie hébraïque d’une école très hardie, mais très dangereuse, égarée souvent jusqu’à la folie, qui avait la prétention de marcher hors des voies traces par les rabbins et de se débarrasser de tout l’enseignement traditionnel des Juifs. Au temps de Reuchlin comme au siècle de saint Jérôme, la science de l’hébreu était restée eu la possession exclusive de la synagogue. Quelque répugnance qu’un chrétien en pût éprouver, c’est à cette unique source qu’il lui fallait puiser. Rejeter le savoir traditionnel des rabbins et croire qu’on pouvait comprendre la Bible sans autre secours que la Bible elle-même, c’était transporter l’arbitraire et la fantaisie des cervelles scolastiques dans ces graves