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jours été une sentinelle peu vigilante de la France à Berlin, d’avoir été presque le complaisant ou quelquefois la dupe de M. de Bismarck. On a cru qu’il ne voyait rien, qu’il n’informait pas le gouvernement français de ce qui se passait en Allemagne, qu’il avait été tout au moins peu habile dans le dernier incident, ou que peut-être, partisan de la guerre, il l’avait hâtée légèrement. Rien de tout cela n’était vrai, il faut le dire, et M. Benedetti se justifie complètement. Sans nul doute, notre ambassadeur en Prusse s’est montré pendant sa mission un observateur attentif et clairvoyant, qui démêlait parfaitement le jeu de M. de Bismarck, qui ne se méprenait en aucune façon sur le mouvement national de l’Allemagne. Il tenait son gouvernement informé de tout ce qui se passait, de tout ce qui était à craindre, et au dernier moment, dans l’affaire de la candidature du prince de Hohenzollern au trône d’Espagne, bien loin d’avoir poussé à la guerre, il s’est montré un négociateur aussi prudent que modéré, — adoucissant autant que possible ses instructions. Oui, sans doute, tout cela est vrai ; mais M. Benedetti ne voit pas que, s’il se justifie personnellement, son livre est d’autant plus accusateur pour le gouvernement dont il était le représentant en Allemagne.

Étrange gouvernement que celui-là en vérité ! il avait à Berlin un attaché militaire, le colonel Stoffel, qui le tenait au courant des formidables armemens de la Prusse, et il n’y prenait pas garde ; il avait un ambassadeur qui depuis 1866 ne cessait de le prévenir, qui le pressait de prendre un parti, d’avoir une politique, d’accepter le mouvement national de l’Allemagne ou de se préparer à la guerre, et il ne songeait pas même un peu sérieusement à se ménager des alliances ; puis au dernier moment il se jette tête baissée dans cette échauffourée sinistre d’où la France va sortir sanglante et mutilée. C’est l’opinion qui l’a voulu, dit-il, c’est le pays qui l’a entraîné ! Et quand cela serait, qui donc avait mis le feu à l’opinion par la déclaration tapageuse et provocante du 6 juillet ? Qui donc avait fait croire au pays qu’il venait d’essuyer un insupportable outrage ? Un jour ou l’autre, ajoute-t-on, la guerre était inévitable ; c’est possible ; mais qui donc l’avait rendue inévitable, si ce n’est la politique suivie par l’empire en 1866 ? Et si la guerre était inévitable, n’était-ce pas une raison de plus pour s’y préparer ? Ainsi s’enchaînent tous ces désastres amenés et précipités par l’imprévoyance. Ah ! il faut l’avouer, nos affaires ont été singulièrement conduites pendant ces années qui ont précédé 1870 ; elles ont été si bien conduites qu’au jour du péril nous nous sommes trouvés sans une alliance et même sans une sympathie ! Voilà la moralité de cette préparation diplomatique de la dernière guerre ; elle est digne de la préparation militaire, et à ce double point de vue c’est le gouvernement de l’empire lui-même qui a manqué aux intérêts de la France, qui a signé sa propre déchéance, avant d’être rejeté par les événement, dans l’histoire, au rang des pouvoirs qui ont perdu un pays.

CH. DE MAZADE.