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M. Blodgett avait toute autorité pour entraîner ses concitoyens dans cette voie. D’éducation tout européenne en matière d’art, amateur très fin, collectionneur émérite, il possède une galerie où, à côté des peintres nationaux, les Church et les Kensett, sont entrés depuis quinze ans : un Géricault, quatre Decamps, trois Meissonier, quatre Théodore Rousseau, deux Jules Dupré, un Roqueplan, le célèbre Troyon de la galerie van Prat de Bruxelles, un Fromentin capital, des aquarelles d’Eugène Delacroix, de Barye, et de ce même Barye un chef-d’œuvre incomparable, analysé jadis à cette place par Gustave Planche, les bouts de table commandés par le duc d’Orléans et fondus à cire perdue par Gonon.

Dans quelques réunions, M. Blodgett avait excité l’émulation de ses amis de New-York. Il s’agissait de devancer Boston. On avait promis, on avait rédigé, imprimé même et avec luxe un avant-projet. Sur ces entrefaites la guerre est déclarée, le 4 septembre jette la panique partout. M. Blodgett était à Paris ; il apprend qu’en raison des circonstances on pouvait obtenir à des conditions exceptionnellement favorables trois collections des plus importantes de France et de Belgique. Sans hésiter, de son propre mouvement, à ses risques et périls, il consacre à ces diverses acquisitions un demi-million d’abord, puis trois cents autres mille francs. Dans sa pensée, c’était là le noyau du futur musée dont il espérait, par cette « occasion » unique, décider la fondation, résolu à tout garder, si le musée ne se fondait point. Il rencontre ici M. Hoppin, l’homme le plus respecté de New-York, l’ancien commissaire-général des États-Unis à notre exposition de 1867, et qui était aussi l’un des membres fondateurs du musée idéal. Informé de ce que M. Blodgett vient de faire et d’un si noble élan, M. Hoppin part avec lui pour New-York. Ils s’adressent à quelques amateurs, acquis déjà en principe au projet primitivement élaboré, et qui dès lors, en présence de ce très sérieux commencement d’exécution, se mettent à l’œuvre, eux aussi. On s’entend, on lance des invitations choisies pour un raout avec cette formule : « afin de causer de l’établissement définitif d’un musée à New-York. » Le soir même, la souscription atteignait 200,000 dollars, un million de francs ; c’est dire qu’elle ne s’est pas arrêtée à ce chiffre.

Cependant une difficulté s’était élevée : quel serait le caractère du musée ? Les avis étaient partagés. Dans le même esprit que les Bostoniens, les uns voulaient un musée d’art industriel, y voyant un moyen d’enseignement immédiatement productif. Les autres avec raison soutenaient que l’art industriel est dans la plus étroite dépendance vis-à-vis de l’art pur, qu’il est essentiel de former le goût des peuples d’après des principes généraux, éternels, avant de le soumettre aux applications industrielles, que les Louvres priment les musées de Cluny et les engendrent. Le parti de la logique et du bon sens, c’est-à-dire le parti de l’art, l’emporta non sans quelque peine, et, toutes réserves faites pour l’avenir en faveur d’une section d’art industriel, quand on se