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DEUX DESTINÉES

De Belfast, le chemin de fer vous transporte en quelques heures à l’antique cité d’Antrim, qui a été bâtie par les Celtes. Sauf l’air minable et vieillot des maisons et des habitans, le visiteur n’y trouve guère rien de particulier; en revanche, le jour qui a vu un étranger traversant la grande place toujours déserte de leur ville marquera dans les souvenirs de la population. Aux fenêtres, dont les vitres ternes ont été souvent raccommodées avec des bandes de papier collées en travers, vous voyez se presser ces pauvres visages frustes qui vous lancent des regards étonnés; parfois une exclamation de surprise plus ou moins sauvage vient frapper votre oreille. Les marmots à moitié nus qui jouent devant les portes se sauvent effrayés et courent se cacher sous le tablier de leur mère. Sur la place de la ville, où l’herbe pousse entre les pavés, deux constables armés se promènent en bâillant. Ils paraissent enchantés de voir un étranger, et répondent avec empressement à ses questions; selon toute apparence, ils sont les seuls représentans de la civilisation.

Cependant ce n’est point pour voir Antrim qu’on vient ici, on vient pour rendre visite au Laugh-Neagh, le plus grand des lacs de l’Irlande. On ne tarde donc pas à quitter la ville pour en explorer le rivage. En descendant le talus, on arrive d’abord dans une sorte de faubourg composé de chaumières de bousillage qui n’ont qu’une seule pièce et point de croisée, — à cause de la taxe des fenêtres. La porte reste ouverte, même en hiver, lorsqu’on a besoin d’y voir. Dans le clair-obscur de ces misérables cabanes, on aperçoit accroupies sans mouvement des femmes décharnées; quelquefois un homme, jeune ou vieux, est couché par terre, cuvant son eau-de-vie. Rarement un feu qui flambe dans l’âtre éclaire comme d’un rayon de gaîté ces tristes bouges. Si, en traversant une rue pareille, on veut faire l’aumône, il faut donner sans désemparer à droite et à gauche,