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l’auteur dans l’histoire du temps. Que signifie cette défaillance subite qui peut-être, dans l’intention première de Hardy, devait se borner à une courte interruption ? S’est-il senti comme accablé de l’effrayante richesse du sujet ? A-t-il compris que ces événemens d’une violence inouïe et d’une incalculable portée ne pouvaient avoir pour historien un homme tel que lui ? A-t-il craint d’être un jour trahi par la découverte de ses pensées secrètes sous le régime soupçonneux des zélateurs de la liberté ? Toutes ces conjectures sont plausibles, et nous croyons volontiers que sa plume s’est refusée à décrire ce qui a suivi. Du moins il est sûr que ce n’est pas la mort qui la lui fait tomber des mains ; Hardy vivait encore en 1790. Le 26 mars, il versait les deux tiers de sa contribution patriotique ; il en recevait quittance le 4 juin. Les registres de la chambre syndicale nous apprennent qu’il assistait le 12 juillet « avec les officiers en charge de sa communauté » à la distribution solennelle des prix du concours général, « où siégeaient sur l’estrade douze représentans du peuple et une députation de la ville ayant à sa tête M. Bailly. » Sans aucun doute, la chute successive des institutions et des pouvoirs de l’ancien régime, la suppression du parlement et du Châtelet, la dissolution de la communauté des libraires et imprimeurs de Paris, la journée du 10 août, le régicide du 21 janvier, les malheurs de l’église profanée et persécutée, retentirent douloureusement dans son âme : tout ce qu’il avait aimé en ce monde succombait à la fois. Il nous semble impossible qu’il ait résisté à des chocs si rudes. Qui sait même si, confondu parmi d’obscures victimes, il n’a pas été martyr de sa foi religieuse ou de ses convictions royalistes ? Il y a grande apparence qu’il n’a pas vu le XIXe siècle ; son nom ne figure plus, en 1804, dans une liste complète des libraires de Paris que nous avons consultée. Peu importe d’ailleurs la date précise de sa mort, bien difficile à retrouver dans la récente dispersion des actes authentiques ; à dire le vrai, il est mort pour nous du jour où ses mémoires ont pris fin.

De toutes les ruines consommées par la fatalité révolutionnaire, nulle assurément n’est plus regrettable que la perte de ces fortes mœurs qui caractérisaient autrefois la bourgeoisie française, la bourgeoisie de Paris notamment, et dont nous avons voulu donner ici un aperçu. Submergées dans l’orage, quand la tourmente s’apaisa, elles n’étaient plus. Cet esprit autrefois si ferme et si sage manque désormais de règle et d’équilibre ; il s’abat ou s’emporte, il vit dans l’excès et la convulsion. Plus d’une fois depuis quatre-vingts ans, à travers les fortunes diverses de nos institutions semi-libérales, on a senti combien cette base indispensable manquait à l’établissement d’un régime définitif. On jetait alors un regard