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Page:Revue des Deux Mondes - 1871 - tome 96.djvu/23

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LES DEUX ALLEMAGNES. 17

sympathie et l’amour, ni d’une suprématie d’intelligence, d’un rayonnement supérieur de civilisation ou de pensée. Il s’agit d’une domination très réelle, d’un empire objectif, pour parler ce singulier langage, qui n’a rien d’idéal au fond. Il faut que le monde appartienne à l’Allemagne pour que la philosophie de Hegel trouve son couronnement. Digne couronnement, en vérité, de cette philosophie magnifiquement idéaliste au début ! Elle aboutit au culte de la force, à la théorie de la conquête ; elle transforme en idée le fait, elle reconnaît à la victoire le signe d’un droit supérieur, tout cela au profit d’un grand empire germanique, auprès duquel le droit national des autres peuples, le droit humain n’existe pas.

N’allez pas supposer que Henri Heine répudie quelque chose de cette doctrine hégélienne et nationale. On a pu s’y tromper, on a pu croire à certains accens qu’il était cosmopolite ; on a même dit qu’il était Français de nature et de cœur : c’est une complète erreur. Il l’est sans doute d’une certaine façon, par le plaisir vif qu’il goûte dans le commerce de l’esprit français ; il l’est assurément par certains tours et certaines formes de sa pensée, il l’est surtout par les amitiés exquises et rares qui lui ont fait une si douce hospitalité en France ; mais le cœur est resté allemand. La grande idée le possède comme elle possède la race entière, sans que personne puisse au juste la définir, sauf peut-être les politiques, s’ils le voulaient, — mais ils ne seraient plus des politiques, s’ils définissaient clairement les choses. Ils paraissent même, s’il faut tout dire, médiocrement charmés lorsque les enfans terribles comme Heine viennent dire tout haut le secret d’un peuple.

Ce qui a pu induire quelques amis du poète en erreur sur sa véritable pensée, c’est la verve avec laquelle il flagelle sans relâche les teutomanes, leur grossièreté, « leur aversion idiote pour l’étranger ; » c’est aussi l’antipathie violente qu’il ressent pour la Prusse. Il ne veut à aucun prix que la grande idée tombe entre les mains des hobereaux et des piétistes de Berlin. Il ne peut souffrir ce qu’il appelle irrévérencieusement « le bigotisme militaire. » Il faut l’entendre maudire avec une éloquence sublime tour à tour et bouffonne ce bâton de caporal que l’on trempe dans l’eau bénite avant de frapper, cette armure de fer qui perce sous le tendre et pieux manteau de Tartuffe. — Arrêtons-nous sur la pente où sa verve nous entraîne. Dans les circonstances où nous sommes, je crois devoir me refuser le plaisir de rééditer cette immortelle et virulente satire, qui serait ici sans gloire, étant sans péril. Les maux que nous avons soufferts ne sont pas de ceux qui se guérissent avec des épigrammes. Pour une plaie si cruelle, qui saigne si profondément au cœur du pays, ce seraient là de pauvres remèdes. Il nous

TOME XCVI. — 1871. 2