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Page:Revue des Deux Mondes - 1871 - tome 96.djvu/25

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LES DEUX ALLEMAGNES. 19

ajuste trente-cinq ans qu’un rêveur allemand nous donnait le même conseil. — Sans doute il faut tenir compte en tout cela de la fantaisie démesurée du poète et de ce qu’il appelait plus tard les crâneries de sa folle jeunesse. Il y a toujours en lui l’artiste de l’ironie qui se plaît à jeter l’épouvante au cœur des Philistins. Et cependant, n’en doutez pas, même sous ces jeux d’un style excessif et bruyant, sous ces sarcasmes lyriques et ces provocations turbulentes, quelque chose de sérieux se dégage dans la pensée du poète. Il se retrace avec complaisance l’histoire et la destinée d’une race.

Il semble que l’on assiste au réveil d’un titan. Le voici qui se lève et regarde autour de lui. Il a dormi longtemps ; son sommeil séculaire a été livré à l’empire des puissances magiques qui l’ont garrotté, ce fils de la Terre, qui ont enchaîné la vigueur de ses membres, énervé sa pensée. Le charme est maintenant rompu ; le titan sort enfin de ce monde artificiel ; il respire à pleins poumons l’air vif de la réalité. Au sortir de ce long rêve et de ce long jeûne, il sent naître en lui des appétits démesurés, un désir furieux de jouir de la vie par tous ses sens à la fois ; il s’attache avec une sorte de frénésie sensuelle à ce sol fécond, à cette terre, comme pour en exprimer tous les sucs et toute la substance ; il veut étendre aussi loin que possible la prise de ses mains. En même temps sa robuste intelligence, revenue de la patrie des rêves, se tourne tout entière vers la poésie substantielle et florissante des choses, ou vers la science qui doit lui ouvrir les mystérieux trésors. Elle se met de nouveau en rapport avec les esprits élémentaires de la terre, des eaux et du feu ; mais cette fois ce n’est plus avec des incantations et des formules magiques qu’elle opère, c’est avec le calcul et les chiffres : c’est cette magie nouvelle qui doit enchaîner à son service les agens de la nature et lui donner l’empire de la terre. Voilà bien le réveil du géant. D’immenses convoitises s’agitent dans son sein avec le sentiment obscur des forces que les siècles ont accumulées dans ses muscles et dans ses veines. Il en usera sans scrupule et sans mesure, si quelque dieu jaloux ne brise pas cette fois encore l’orgueil du titan.

J’ai tâché de dégager les deux types opposés du même peuple dans Mme de Staël et dans Henri Heine. Lequel de ces deux types aura raison devant l’histoire ? Il y a une vérité relative dans tous les deux. Oui, l’Allemagne de Mme de Staël a existé quelque part ; elle a eu son temps, — aux jours anciens où les lieder florissaient, avant l’ère des canons Krupp. Il a dû y avoir jusqu’à la fin du XVIIIe siècle une Germanie qui ressemblait par quelques traits à celle-là : c’était l’Allemagne du sentiment. Je n’assurerais pas même qu’il fût impossible d’en